20000 Lieux sous les Mers, Soleil Vert, Les Vikings, Barrabas... Autant de films mythiques du cinéma américain dont peu de gens pourtant retiennent le nom du réalisateur. Richard Fleischer est ce génie méconnu qui a toujours avancé masqué, artisan au talent protéiforme qui a abordé tous les genres avec une étonnante maestria. L'objet qui nous intéresse ici est d'autant plus précieux qu'il met en lumière la profonde cohérence d'une œuvre en permanente mutation, via trois films rares mais essentiels.
Car Fleischer, en marge de sa carrière hollywoodienne connue, est surtout l'auteur d'une série de polars à la noirceur abyssale interrogeant la permanence du mal et les recoins les plus obscurs de la nature humaine. On se souvient tous du Génie du Mal (1959) et surtout de L'Etrangleur de Boston (1968), sans doute le plus grand film de tueur en série jamais tourné. Le premier titre du coffret Carlotta, L'Etrangleur de Rillington Place (1971) peut se voir comme le dernier volet de la trilogie criminelle du réalisateur. Ne vous fiez pas toutefois au titre français qui laisserait penser à un démarquage du film de 1968. Bien qu'il se base à nouveau sur un authentique fait divers (l'affaire John Christie, qui envoya un innocent à la potence et créa une jurisprudence concernant la peine de mort en Angleterre), 101 Rillington Place prend l'exact contrepied se son prédécesseur, mettant en place avec une économie de moyens stupéfiante un huis-clos à la densité minérale. Au travers du destin funeste d'un couple en déshérence (dont un magistral John Hurt en mari au bout du rouleau) qui loue l'appartement d'un immeuble tenu par un citoyen d'apparence ordinaire, faux docteur dissimulant des cadavres de femmes dans sa cave, Fleischer dresse un terrifiant portrait social d'un pays en ruines, où la déréliction des lieux reflète l'univers mental désaxé des protagonistes. Si la mise en scène réussit le tour de force de fusionner une esthétique quasi documentaire avec une image stylisée à l'extrême, c'est le propos même du réalisateur, qui livre ici une réflexion étonnamment profonde sur la nature insaisissable du crime, sur son opacité et en même temps sur la notion même de justice (forcément nécessaire mais faillible, manipulable, puisqu'elle condamne sur une simple apparence), qui ancre son œuvre dans une dialectique sociologique des plus puissantes. Stephane Bourgoin ne s'y est pas trompé.
Les Flics ne Dorment pas la Nuit (1972) revient sur le sol américain pour changer de registre de façon radicale. Adapté d'un roman de Joseph Wambaugh, cette plongée brute de décoffrage dans le quotidien d'un groupe de policiers à Los Angeles déjoue tous les codes du polar urbain. Quasiment pas de scènes d'actions ni de climax, mais une chronique ultra-réaliste de la nuit des bas quartiers, avec ses prostituées de tous bords, femmes battues par leurs maris alcooliques et petits délinquants. Parsemé d'éclats d'une violence sèche (toujours inattendue, toujours fatale), le film réussit à nouveau l'exploit d'adapter une technicité directement issue des studios à un tournage en extérieur, soit l'exact opposé de la méthode Friedkin pour French Connection, dont Fleischer propose ici une sorte d'inversion. Anticipant toute la vague des buddy-movies des années 80 (George C. Scott et Stacy Keach incarnant respectivement le vieux flic passant la main au nouveau), il offre un surtout saisissant portrait d'hommes sans cesse au bord de la rupture, infusant au cours de séquences poignantes un lyrisme désabusé sans cesse contrebalancé par un regard humaniste.
Terreur Aveugle est, quant à lui, un film totalement à part, une expérience viscérale unique. Sur un scénario directement calqué sur celui de Seule dans la Nuit de Terence Young (une jeune femme aveugle devient la proie d'un tueur psychopathe), il devient une expérience formelle transgenre, à mi-chemin entre le proto-slasher (l'abstraction complète de le figure du meurtrier, réduit ici à une paire de bottes et un jean crasseux) et le giallo (la préciosité fétichiste de la première partie, avec sa maison gothique et son ambiance onirique) avant de virer sans prévenir au survival extrême avec pour point culminant une séquence d'une crudité inouïe, presque douloureuse à regarder, avec une Mia Farrow au bord de la folie, qui évoque le meilleur de Tobe Hooper et Wes Craven. Comme à son habitude, Fleischer porte un soin maniaque aux détails, concocte des scènes au suspens malsain, mais c'est la brutalité sans borne du dénouement qui dévaste littéralement le spectateur. Terreur Aveugle est un thriller incomparable, une pure leçon de cinéma, dont De Palma s'est forcément inspiré à un moment où à un autre. Fleischer reste donc cet électron libre qui rend caduque toute classification entre « ancien » et « nouvel » Hollywood, terminologie qui parait bien fragile au regard de ces trois films aussi complémentaires que surprenants. Une bonne pioche de Carlotta, comme toujours.
http://carlottavod.com/coffret-richard-fleischer
Sébastien