Mineur de fond
Il neige. L'écran est immuablement blanc. Ni sang ni boue ni sueur ni larmes n'entament ce doux coton de brouillard.
Il neige. Sur les minables vendeurs de bagnoles, sur les femmes au foyer mal mariées, sur Frances Mac Dormand enceinte et perspicace enquêtrice. Il neige, elle n'a peur de rien, elle va au bout de son idée, suit la piste sans relâche, avec la ténacité d'un très gracieux chien de chasse. Elle enfonce ses jambes jusqu'aux genoux dans la poudreuse, elle aime sans faille son mari.
Il neige, le broyeur de feuilles mortes fonctionne mal, les méchants sont très méchants et les innocents toujours un peu coupables. Ce monde blanc, glacé, dérisoire et grandiose s'appelle Fargo, bien sûr. Et il est difficile de le quitter : il fascine, il fait rire, trembler, pleurer, espérer, et même penser.
Mais il arrive aussi que la neige cesse de tomber ; le soleil peut briller, briller si fort qu'il crée lui aussi cette illusion de blanc qui trompe nos yeux. La lumière pleut. L'Océan scintille de mille reflets, les voitures luxueuses glissent le long de la côte, les dollars tourbillonnent. Le monde s'appelle Hollywood.
Hollywood c'est la mine d'or du cinéma qui creuse son propre filon, le méta-film plus ou moins parodique : "regarde comme je me regarde". Hollywood est une énigme, le film est son miroir : il faut la classe de Billy Wilder pour oser un narrateur doublement mort (criblé de balles et noyé, sa voix d'outre-tombe jaillit d'une piscine délabrée, sous les yeux des policiers ébahis), et un titre aussi explicite pour évoquer ce boulevard du soleil qui se couche.
Des tas de petits frères (en fin de page), ont voulu arpenter les trottoirs du mythique boulevard, explorer la forêt de la mise en abyme, voir leur visage dans ce miroir. Et c'est ainsi que les Coen quittent les neiges virginales de Fargo pour l'infernale lumière de la Californie. Après avoir traînassé en peignoir avec The Big Lebowski, ils ont travaillé dur pour convaincre Barton Fink de se regarder dans l'oeil de la caméra ; ils l'ont laissé là, plus ou moins à la plage, assis au bord de l'Océan de la fiction pour se retrouver dans la Babylone de carton-pâte. Se retrouver, ou se perdre. Dans la poursuite légère d'un jeu enfantin avec les références et les citations, ils oublient la leçon de Fargo, le soin maniaque qu'ils mettaient eux aussi, à l'image de leur héroïne, à suivre une piste dans la neige profonde.
Hollywood corrompt, on le sait bien : les filles mettent du rouge aux lèvres, aux ongles, aux joues. On comprend que Mannix ait besoin de s'asseoir toutes les 24 heures dans un confessionnal feutré, en très gros plan, et de parler à un prêtre visiblement fatigué par ce pénitent incessant. C'est qu' Eddie Mannix doit résoudre des questions de fond, de graves dilemmes : Capitol studio ou Lockheed ? Rêve ou réalité ? Caprices de star ou Guerre Froide ? Mâchoire de requin en carton pâte ou champignon nucléaire? Simplicité ou complexité ? Violence ou persuasion? Autour de lui, acteurs, réalisateurs, techniciens se débattent aussi dans des questions non résolues : western ou drame psychologique ? Maillot une pièce couvrant un début de grossesse avec option "fish ass" (difficile à enfiler et à quitter, mais très chic) ou bikini ? Communisme ou capitalisme ? Filles ou garçons ? Polythéisme ou monothéisme ?
Une course virtuose de villa somptueuse en sous-marin soviétique, de claquettes sur tables de bar en plongeon vertigineux dans une piscine débordant de sirènes, de lasso impeccable en cuirasse cuir-franges, ainsi se résument la vie d'Eddie Mannix et le film lui-même. Escorté de l'indéfectible Nathalie, secrétaire héroïque, et de l'hilarante maigreur de Tilda Swinton, dédoublée en Thessalia et Thora Thacker, oiseaux malveillants à plume unique sur le sommet de la tête, il choisira finalement, sur les conseils de Dieu, la frivolité des studios plutôt que le sérieux terrifiant de l'industrie de l'armement. Et continuera jusqu'en 1963, date de sa mort, dans la vraie vie, à se marrer comme nous quand George Clooney/ Baird Whitlock se retrouvera coincé à cheval sur une chaise longue où il s'est endormi sans ôter sa fameuse cuirasse cuir-franges, quand le cow-boy Hobie Doyle/Alden Ehrenreich tentera en vain d'imiter Laurence Laurentz/Ralph Fiennes et sa diction Cambridge snobissime, quand le marin Channing Tatum en Robert Redford botoxé lâchera 100 000 dollars au fond de l'océan pour attraper un petit chien maladroit avant de fuir l'enfer capitaliste, quand DeeAnna Moran/Scarlett Johansonn/Esther Williams (18'41 ) jurera comme un charretier en cherchant un mari avec acharnement.
Entre-temps, il aura croisé Dieu, Herbert Marcuse, l'homosexualité, la presse à scandale, un rabbin, un prêtre et un pasteur, sa femme, une bimbo en Dirndle Kleid et tresses platine, et, bien sûr, l'histoire du cinéma.
Alors, un peu fatigué par cette vie trépidante, assis derrière son grand bureau, il tournera son regard vers la fenêtre, dans un mouvement de caméra un peu surfait ; et tout à coup, dans la grande rue factice des studios, sur les centurions, sur les sirènes, sur les Stetsons, sur les marins qui dansent, tout à coup et à sa grande surprise, il neigera. Ni sang, ni boue, ni sueur, ni larmes n'entameront ce doux coton de brouillard.
Hail, Caesar ! Est un film mineur, certes, mais mineur de fond : petites questions, grandes réponses. Rien que pour ça, on dit Hail. Hail, Caesar ! bien sûr. What else ?
Anna
Ave, César
De Joel et Ethan Coen
2016
Américain
1h40
http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=225859.html