La publication récente de Police Lunaire et la présence de l’auteur à la librairie Terres de Légendes ainsi qu’au festival de BD de Colomiers offrent une excellente occasion de se pencher sur la carrière de Tom Gauld, artiste britannique qui ne se cantonne pas à un seul genre.
Tom Gauld en dédicace à la librairie Terres de Légendes, le 18 novembre 2016.
Né en 1976, Tom Gauld est présent aussi bien dans des journaux et des magazines, avec des illustrations humoristiques en quelques cases, que sur la scène de la BD d’auteur, avec plusieurs albums parus en français.
Paru en 2012 en anglais, Goliath est le premier des albums récents de Gauld à avoir été traduit en français, en 2013 chez l’Association. Revisitant la célèbre histoire de la Bible qui voit David, un fils de berger, abattre d’une pierre lancée à la fronde Goliath, un géant champion des ennemis de son peuple, cet album humanise le géant, personnage auquel la Bible ne s’intéresse que comme antagoniste de David, héros de l’histoire et futur roi d’Israël. Gauld ne s’intéresse pas à l’aspect religieux de l’histoire, mais met en scène un Goliath réticent à l’idée d’aller combattre, patient et gentil. L’opposé du guerrier sanguinaire que l’on pourrait imaginer.
Une grande partie de l’album montre Goliath attendant l’arrivée du champion adverse, encouragé par son jeune écuyer, bien plus enthousiaste que lui. Le rythme lent de l’album et le peu d’appétence du protagoniste pour la violence contribuent à la mise en place d’une ambiance mélancolique, renforcée par l’approche de la fatale rencontre et de la victoire annoncée du berger.
Voulant peut-être éviter la neurasthénie au lecteur qui s’attache à son personnage, Gauld parsème l’album de touches d’un humour né de la démythification du géant : Goliath préfère la paperasse aux armes, son écuyer lui raconte les légendes abracadabrantes qui naissent autour de ses supposés faits d’armes, son armure tombe petit à petit en pièces… Gauld utilise également, mais avec parcimonie, des citations de la Bible, insistant ainsi sur le décalage entre mythe et réalité (du moins, sa version à lui de la réalité).
Avec son dessin simple au trait affirmé, Gauld crée une interprétation de l’épisode biblique à cent lieues du bruit et de la fureur que l’on aurait pu attendre, et le lecteur fatigué de l’hystérie narrative de la fiction mainstream lui en saura sûrement gré.
Pour le quotidien britannique The Guardian, Gauld réalise depuis plusieurs années de courts strips détournant de grands classiques de la littérature ou jouant avec les clichés de la science-fiction. L’un des aspects les plus frappants de ces dessins est l’ambiance qui s’en dégage : un humour qui n’est jamais à gorge déployée, mais qui montre une intelligence certaine dans la déconstruction de ses sujets – et une propension bienvenue à introduire une bonne dose d’absurdité.
Ces strips ont été rassemblés dans l’album You’re All Just Jealous Of My Jetpack en 2013, traduit aux éditions 2024 en 2014. La version française, intitulée Vous êtes tous jaloux de mon jetpack, a fait partie des albums en sélection officielle au Festival d'Angoulême 2015.
La véritable histoire de Roméo et Juliette, d’après Tom Gauld.
H.G. Wells n’avait pas pensé à toutes les possibilités de sa machine à explorer le temps !
Contrairement à certains de ses confrères travaillant pour la presse généraliste, Gauld n’est jamais méprisant pour la SF – le Guardian est d’ailleurs un journal qui offre une vraie place à ce genre encore souvent mal considéré par les thuriféraires de la Grande Culture. Gauld n’oppose d’ailleurs pas Littérature et SF, se moquant gentiment des deux avec le même humour complice.
L’un des avantages de son style dépouillé est l’accessibilité qui en découle : nul besoin d’être un amateur pointu en bande dessinée pour savourer les albums de Gauld – et les strips inclus dans cet album n’offrant qu’une narration limitée, leur lecture s’apparente plus à celle de dessins de presse. Vous êtes tous jaloux de mon jetpack est un album à conseiller (ou à offrir) à toute personne sensible à l’humour absurde et aux références culturelles venues d’horizons divers.
Signalons que les éditions 2024 ont également proposé en 2015 une réédition d’un album de Gauld datant de 2004, Move to the City, sous le titre Vers la ville. Récit du voyage de deux jeunes gens en partance vers une grande ville, l’un plutôt bras cassé, l’autre optimiste sarcastique, cette série de vignettes montre une étape intéressante du développement de Gauld en tant qu’artiste : son humour pince-sans-rire est déjà là, et son style minimaliste n’ira qu’en s’affinant.
En chemin Vers la ville.
C’est enfin en 2016 que paraît en VO l’album Mooncop, traduit à la fin de la même année sous le titre Police lunaire, toujours aux éditions 2024, et sélectionné au Festival d'Angoulême 2017.
Sur une colonie lunaire en cours d’abandon, les derniers occupants passent le temps comme ils peuvent, et un flic quelque peu désabusé navigue entre distributeur de café et sauvetage de chien perdu. Police lunaire propose une histoire aux antipodes des clichés de la SF – si Vous êtes tous jaloux de mon jetpack pouvait être conseillé aux non-lecteurs de BD, Police lunaire pourrait être conseillé aux non-lecteurs de science-fiction. Gauld ne s’intéresse pas particulièrement aux éléments typiquement SF, si ce n’est pour en faire des symboles de la mélancolie qui s’empare de ses personnages : l’empilement d’appartements où habite le flic ne fait que perdre des étages au fur et à mesure des retours vers la Terre, le robot envoyé pour redonner du cœur à l’ouvrage au flic tombe aussitôt en panne, et un automate oublié de Neil Armstrong répète inlassablement son histoire à des touristes inexistants.
On pourrait penser que l’album dégage un désespoir poli, mais avec Gauld, l’humour né du décalage n’est jamais loin, et son traitement de la lente désagrégation de la colonie lunaire tient plus de la comédie que de la tragédie. Aucun drame, aucune explosion, seulement des gens ordinaires dans un milieu extraordinaire.
Si la narration et le style graphique de Gauld restent toujours d’une sobriété certaine, l’auteur apporte une plus grande densité à ses planches, avec un travail tout en finesse sur les hachures et une utilisation de la couleur où le monochromatisme contribue à l’ambiance en demi-teintes. On pourra également remarquer que son style de SF doit beaucoup au rétro-futurisme, avec un design on ne peut plus fonctionnel qui arrive à rendre plausible cette version anti-glamour d’un avenir passé.
Tom Gauld prouve album après album que l’intersection des amateurs de littérature, de science et d’humour décalé est loin d’être vide, et Police lunaire montre une fois de plus sa capacité à défier les attentes de ses lecteurs – il garde d’ailleurs le secret sur son prochain album, qui n’est pas pour tout de suite. En attendant devraient sortir en 2017 (en VO) un deuxième album de ses strips pour The Guardian ainsi qu’une première collection de ses illustrations pour le magazine scientifique New Scientist. Espérons que les éditions 2024 seront une fois de plus sur les rangs pour proposer aux lecteurs francophones une traduction de ces œuvres aussi légères qu’indispensables
Allez, un petit dernier pour la route (inédit en français).
« La sélection mensuelle du club du livre scientifique érotique : L’assistant de labo de Lady Chatterley, Les 120 jours du sodium, Cinquante nuances de graphène, Histoire d’O2. »
François