Les éditions Urban Comics ont eu la bonne idée de ne pas faire trop attendre les lecteurs francophones de la série Planetary : un peu plus de six mois après le premier tome, le mois de janvier a vu la sortie du deuxième et dernier tome de cette intégrale, qui comprend les numéros 13 à 27 de la série, plus un one-shot hors continuité. Les nombreuses pièces du puzzle géant construit par le scénariste Warren Ellis et le dessinateur John Cassaday se mettent petit à petit en place, mais le monde conserve, heureusement, son étrangeté.
Couverture du deuxième tome de Planetary, 2017. Dessins : John Cassaday.
Après un premier tome (cf. notre article) dominé par la découverte des personnages principaux et la révélation de divers mystères aux références SF, pulps et comics, ce deuxième tome va principalement suivre Elijah, Jakita et le Batteur dans leur conflit avec les antagonistes qui se cachent derrière une bonne partie des horreurs du monde. Si nous avions soigneusement évité de révéler quoi que ce soit sur ces personnages dans notre première chronique, il serait difficile de faire de même ici. Donc, attention, quelques spoilers pour le premier tome vont suivre.
Les lecteurs avaient découvert dans le premier tome l’existence des Quatre, commanditaires de nombreuses atrocités révélées par les membres de Planetary. Analogues pervertis des Quatre Fantastiques, ces personnages s’emploient à garder pour leur profit les secrets de la super-science venue d’ailleurs.
L’un des Quatre apparaît enfin.
Les buts et l’identité de ce quatuor constituent l’un des pivots narratifs de la série : thésauriser des secrets qui pourraient profiter à tous est antithétique avec les principes de l’organisation Planetary, un crime contre l’humanité qu’Elijah et les siens vont chercher à faire payer aux Quatre. Qui plus est, le fait que ces criminels soient inspirés des personnages dont la création chez Marvel a marqué en 1963 les débuts de l’époque moderne des super-héros n’est pas un hasard, et le statut des super-héros en général dans Planetary est à remarquer : principaux adversaires dans le cas des Quatre, victimes de ceux-ci pour les analogues de Wonder Woman, Green Lantern et autres, les super-héros ne s’en sortent pas bien dans cette série. Et même si les membres de Planetary disposent bien de super-pouvoirs, leur traitement scénaristique est aux antipodes de ce qui est généralement fait chez Marvel ou DC, où soap opéra et repli sur soi confinant à l’inceste narratif sont les principaux modes de production des intrigues. Ellis est loin d’être un grand fan du genre super-héros, et cela se voit.
Pour en finir avec le sujet des super-héros dans Planetary, notons enfin un contre-exemple, avec le troisième crossover entre Planetary et l’univers DC (les deux premiers ayant été publiés dans le volume 1), inclus à la fin de ce volume. Planetary/JLA: Terra Oculta se situe sur une Terre parallèle où Elijah et ses sbires ont pris le contrôle de la planète et voit les trois membres de base de la League de Justice – dont une Wonder Woman dans la même version que celle assassinée par les Quatre dans la série principale – affronter ceux de Planetary. Un joli renversement de paradigme qui peut faire penser à Terre III chez DC ou à l’univers miroir dans Star Trek, avec les barbiches sinistres en moins. Illustré par un Jerry Ordway en bonne forme, Terra Oculta fournit un contrepoint mineur mais sympathique à Planetary.
John Cassaday se fait son film de kung-fu.
Comme on le voit dans l’image qui précède, ce deuxième volume ne fait pas l’impasse sur la présence dans la série de références aux fictions venues d’horizons divers, qui restent franchement jouissives. Ellis en profite d’ailleurs souvent pour commenter le comportement de l’Occident vis-à-vis des autres cultures. Si l’apparition de Sherlock Holmes ou Dracula durant un épisode dédié à la jeunesse d’Elijah au début du siècle relève du passage de pouvoir entre les fictions du 19e et celles du 20e naissant (tout comme l’épisode où l’on découvre le sort d’un équipage ayant jadis tenté de voyager vers la Lune dans un appareil à la Jules Verne), le numéro consacré à Anna Hark, fille de la version Planetary de Fu Manchu, a plus de substance. Hark, son père, est dépeint comme un héros, à l’opposé des personnages caricaturaux représentant le fameux péril jaune, et Anna elle-même est un personnage complexe parmi les plus intéressants de la série. Ellis prend donc soin de contrer un aspect peu reluisant de la fiction de la première moitié du 20e – une tendance qui a longtemps perduré, Marvel ayant par exemple publié au milieu des années 50 The Yellow Claw, qui mettait en scène un sous-Fu Manchu (ainsi, il faut quand même le dire, qu’un agent américain d’origine asiatique le combattant).
Dans le même registre, on apprend qu’Elijah a fait la connaissance en Afrique de Lord Blackstock, un analogue de Tarzan, et a découvert l’existence d’une cité perdue dont le nom même rappelle celui d’Opar. Le caractère colonialiste de Tarzan (l’homme blanc bien plus capable que n’importe quel Africain) est rendu explicite dans le personnage de Lord Blackstock, et la réponse d’Ellis est intégrée à son scénario sous deux formes : la super-science de cette cité perdue isolationniste (un autre cliché en soi, d’ailleurs) et le personnage d’une très belle scientifique qui s’entiche d’abord d’Elijah puis de Blackstock lors de leurs séjours dans cette cité, décrite comme un sujet pensant consciente de la problématique du blanc dominateur.
Une page des plus dynamiques par un John Cassaday en plein Western.
Les scénarios de Warren Ellis donnent l’occasion à John Cassaday de représenter une grande variété des situations et d’époques. Une incursion du côté du Western lui permet d’offrir au lecteur une séquence d’anthologie (voir ci-dessus), quand Ellis intègre un analogue du Lone Ranger à sa mythologie. L’un des aspects les plus intéressants de cette version est le personnage correspondant à celui de Tonto, à l’origine un de ces serviteurs non-blancs d’un personnage blanc (comme par exemple Wong pour Doctor Strange), devenu discutable pour les sensibilités contemporaines. Ellis lui donne en quelques cases une vraie dignité et une personnalité indépendante de celle du Ranger.
Un personnage au pouvoir très cool.
Ces reprises et déconstruction/reconstruction des stéréotypes des comics et pulps, en particulier les attitudes de la fiction occidentale vis-à-vis de l’étranger, du non-blanc, sont au cœur du projet Planetary, et c’est avec un personnage central à l’organisation qu’un autre cliché, et non des moindres, est petit à petit discuté et critiqué : celui du personnage noir qui est le premier d’un groupe à perdre la vie et qui n’a d’autre rôle narratif que de montrer dans quel danger se trouvent les autres personnages – blancs bien sûr. Dans Planetary, ce personnage se nomme Ambrose Chase, disparu lors d’une mission du groupe, dans un grand moment métafictionnel que nous laisserons le plaisir de découvrir au lecteur.
Son sort fait l’objet de la plus longue intrigue secondaire de la série, avec le personnage d’Elijah qui ne se résout pas à la mort de son co-équipier et ami. Ellis subvertira-t-il aussi ce cliché aux relents on ne peut plus racistes ? Il serait dommage que nous donnions la réponse à cette question.
Notons enfin que l’édition française de cette deuxième partie de la série propose quelques sympathiques bonus, comme des croquis de Cassaday, le script du premier numéro par Ellis, et la reproduction des couvertures des numéros inclus dans ce volume, qui méritent que l’on en dise quelques mots : tout comme la substance dont se nourrit l’intrigue de la série, ces illustrations sont en grande partie des références à d’autres œuvres.
Un exemple ? Ci-dessus se trouvent la couverture du 8e épisode (publié dans le volume 1 de cette intégrale), accompagnée des posters de deux films qui l’ont inspirée, parmi d’autres. En l’occurrence, des films de SF de série B de la deuxième moitié des années 50. Cassaday a dû bien s’amuser à faire rentrer toutes ces références dans une seule illustration, et les lecteurs amateurs s’amuseront tout autant à les retrouver.
La série Planetary restera sans aucun doute comme un grand moment des comics du début du nouveau siècle. L’une des réussites du scénariste et du dessinateur a été leur capacité à dépasser le stade de l’œuvre post-moderne – la simple accumulation de références et de clins d’œil ne fait pas un scénario. À leur façon, les deux artistes participent à la grande conversation sur la littérature de l’imaginaire, proposant de nouvelles pistes pour la réinvention des grandes histoires populaires du passé, démontrant leurs capacités intactes d’enchantement, sans cacher leurs aspects socio-historiques plus contestables.
Planetary est moins cynique que bien des séries de Ellis, mais la critique du monde en général et de celui des super-héros est bien là. Pour une fois, elle ne prend pas le dessus, mais laisse toute sa place à l’émerveillement qui peut naître du sentiment d’étrangeté.
François
Titre : Planetary
Auteurs : Warren Ellis ; John Cassaday.
Éditeur : Urban Comics