« Recueil de témoignages et de réflexions sur la pornographie, sa consommation, sa banalisation ainsi que ses répercussions, Orifices est un ouvrage qui rentre dans l’intimité d’une société d’ultra-consommat-eur-rice-s, de jouisseu-r-se-s en déclin. Libéralisme du cul et sécheresse du cœur : un livre porno-critique plus écrit dans le but de questionner que d’exciter qui que ce soit. »
Projet éditorial atypique, Orifices (2018), publié par la petite structure Le Fardeau, est le fruit de six ans de recherches aux cours desquelles ses deux rédacteurs, Henri Clerc et Lucas Ottin, ont questionné un panel d’hommes et de femmes sur leur rapport personnel à la pornographie et la masturbation. Le résultat, paru à l’automne dernier sous la forme d’un petit livre d’à peine cent pages, fut lu, apprécié mais refusé par des maisons d’éditions plus classiques, non seulement en raison de son contenu jugé trop violent mais aussi en raison de sa forme expérimentale, plus proche d’un cut-up à la William Burroughs que d’un essai ou d’une thèse. Ouvrage inclassable, à la fois informatif, glaçant et étonnamment romanesque, Orifices mérite plus que la stricte confidentialité où le cantonne son statut underground.
Car le livre explore le domaine le mieux caché d’une société où, paradoxalement, le sexe ou plutôt son industrie s’affiche dans toutes les représentations médiatiques y compris dans ses ramifications les plus éloignées du sujet. Il produit l’effet de lever un voile sur une expérience partagée par une immense majorité de gens mais dont personne n’ose parler, et qui, pour toutes ces raisons, dresse un état des lieux inédit et pas vraiment optimiste du monde contemporain. Concrètement, sa structure se divise en cinq chapitres dont les intitulés (Attraction, Compulsion, Répercussion, Saturation, Intoxication, Propagation) suffisent en eux-mêmes à décrire la spirale addictive qu’il tente de cerner et qu’on peut résumer en une poignée de concepts : le porno devenu omniprésent gouverne nos fantasmes de façon directe ou indirecte, créant un désir qu’il satisfait et entretient à la fois dans un processus exponentiel, isolant les individus les uns des autres, attirant certains dans des gouffres dont ils ne ressortiront pas. Des voix s’expriment, sans noms ni critères sociaux mentionnés, accolées les unes aux autres comme les pièces à convictions d’un même dossier. Des garçons, des filles, sans doute jeunes mais pas forcément, seuls ou en couples. Chacun se branle devant son écran, chacun avec ses sites internet favoris, ses préférences, ses perversions, chacun avec ses habitudes spécifiques, ses rituels, ses plaisirs et ses angoisses. Un type explique que sa copine lui donne moins de satisfaction que les stars du X devenues plus réelles que son quotidien, un autre que le simple fait d’allumer son ordinateur déclenche automatiquement chez lui un geste masturbateur. Une nana décrit en un paragraphe raide et sans pitié la séparation infranchissable entre les beaux corps et les autres, fracture irréductible des humains en deux catégories. Tous partagent un même modus vivendi : le porno existe tout comme la sexualité humaine, simple reflet de ce que nous sommes, tout comme la technologie qui désormais lui sert de prisme. Nous désirons, nous consommons, nous manquons et c’est, au sens littéral, tout ce qu’il y a à dire.
Sauf que le reflet en question donne vite sur un océan de ténèbres. Orifices dresse un éventail représentatif (mais certainement pas exhaustif) de différentes spécialités, certaines légales d’autres carrément limites, et devant lesquelles des personnes de plus en plus désensibilisées basculent dans une zone dangereuse. « A chaque fois que je tombe sur des images qui me révulsent tellement que je peux à peine les regarder, je finis toujours par finalement les apprécier. » dit un des contributeurs. Ultraviolence, dégradation, dégoût de soi, nausée. Et certains de témoigner de leur perte de repère, qu’elle soit physique ou morale. Un homme se rend chez un sexologue pour découvrir que son corps est déséquilibré par un onanisme intensif. Un autre est poursuivi en permanence par des images sexuelles qui envahissent toute sa vie quotidienne, dans la rue comme chez lui. Compulsion, obsession, destruction. Dans chaque parcours individuel, l’écho d’une catastrophe sociale s’inscrit. Générations désabusées qui éjaculent au kilomètre une semence stérile sur des supports pixelisés. Glaciations des rapports humains dans un monde ou tout s’achète et se vend, réduit à un schéma capitaliste tournant comme un vortex autour de ce que J.G. Ballard appelait le « cadavre de la vie affective. » Un homme finit par constater que chaque visage de femmequ’il croise n’existe plus que pour être souillé. Marchandisation poussée à son paroxysme. Millenium mode d’emploi.
Ni pro ni anti porno, Orifices, loin du manifeste qu’on pourrait attendre d’un pareil travail, est surtout un authentique ouvrage mutant, croisement hybride entre La machine molle et Crash !.
Inutile de dire que sa lecture est souvent éprouvante mais passionnante. Unique scorie à mon sens : son emploi de l’écriture inclusive, trouvaille pas vraiment géniale qui vient casser le rythme de certains paragraphes. Peu importe. Si Orifices ne rejoindra sans doute jamais les têtes de gondoles des Relay SNCF, il a tout pour devenir le livre culte de l’underground. Dernière citation en guise de conclusion : « On voulait une sexualité libertaire, au moins libertine, elle finira par n’être plus que libérale. »
Sébastien