Les lecteurs de Superflux se souviennent sans doute de Noir et rouge, recueil de nouvelles atypique d’un écrivain mystérieux caché derrière le double pseudonyme Artikel Unbekannt / Schweinhund. On se souvient de cet auteur masqué, protéiforme mais ancré jusqu’à l’âme dans toute une littérature populaire du XXème siècle dont l’éditeur Fleuve Noir fut l’emblème absolu, avec sa double collection Anticipation et Angoisse. Une partie du secret aujourd’hui révélée concernant son identité, on découvre aussi son activité multicarte : éditeur, chroniqueur, co-directeur de la collection Noire de Rivière Blanche. A.U. écrit mais lit aussi, beaucoup même, et surtout fait lire les autres, à la fois promoteur de nouveaux talents et archiviste sans relâche de quelques-uns des meilleurs textes que le fantastique français a jamais engendrés. Activité aussi souterraine que vitale qui devait à un moment donné être mise en valeur. C’est aujourd’hui chose faite.
Noir sur blanc n’est pas un ouvrage de fiction mais un recueil d’articles, préfaces et chroniques parus sur divers médias, fanzines et sites internet. Chaque texte y est la défense et illustration d’un auteur, d’un livre spécifique, voire de séries (dans la tradition des sérials axés sur des personnages récurrents comme Mme. Atomos ou Méphista) certains déjà parus (et parfois épuisés depuis belle lurette, disponibles uniquement chez les bouquinistes, comme ceux des défuntes collections Gore et Maniac), d’autres tout juste sortis chez des éditeurs indépendants comme le Carnoplaste, Malpertuis et, bien sûr, Rivière Blanche. On suit donc pas à pas une aventure éditoriale pas comme les autres, à la fois celle d’écrivains comme on en rencontre peu et celle des passionnés, voire militants acharnés, qui sortent leurs textes. Et on découvre l’une des plus belles aventures de la littérature actuelle.
Car il faut rappeler une réalité : c’est là que ça se passe et pas ailleurs. Si vous confondez librairies et supermarchés du bouquin, vous avez perdu pied avec la réalité d’un métier qui fait vivre en réalité une infime minorité de gens et où la création, la VRAIE, passe obligatoirement par des circuits parallèles quitte à s’adresser à un public marginal. De même, si pour vous, fantastique rime avec culture geek (elfes, zombies, vampires et super-héros au kilomètre), vous risquez au cours des pages de Noir sur blanc de vous prendre une sacrée remise à niveau. Pas question d’élitisme mais de rappel que la littérature de genre est par essence un « mauvais » genre. C’est le propos d’Artikel Unbekannt : une déclaration d’indépendance vis-à-vis à la fois des médias de la culture de masse et des formes et sujets que cette dernière impose. Salutaire leçon d’histoire également sur cette activité souterraine qu’a toujours été le fantastique en France depuis l’époque charnière de l’après-guerre. Oui le genre existe ici. Ceux qui prétendent que non le font pour de mauvaises raisons. Il fallait que ce soit dit et c’est dit.
Tous les auteurs ici présents ont ce même commun de l’amour des marges (par choix ou par nécessité, c’est une autre histoire). Tous sont inclassables, insaisissables, inconfortables, et pour la plupart loin des pavés de 800 pages scénarisés à l’américaine balancés dans les Relay en futurs pilotes de séries télé ; tous expérimentent des genres à priori sectorisés (polar, SF, horreur, Fantasy…) pour en tirer des excroissances et mutations pas vraiment compatibles avec des plans de carrières dans l’industrie du divertissement. « Libre à chacun de lire King, Tolkien et / ou Harris. Pour ma part, je n’échangerais jamais mon baril de Brussolo contre dix barils de Seigneur des agneaux ou de Silence des anneaux. » Au fait, à quand remonte votre dernier Brussolo acheté dans un Relay ?
Noir sur blanc a donc comme première (mais non seule) ambition de vous faire découvrir des bouquins que vous ne découvririez sans doute jamais par un autre canal. On commence d’abord par une première partie intitulée Toutes les couleurs du noir, dédiée aux « genre, mauvais genres et transgenres » où défilent quelques uns de ceux qui ont redistribué les cartes de ces dernières décennies. Rayon polar (catégorie la plus exposée médiatiquement, en raison d’une affection jamais démentie du public français), on retrouve des noms connus ou en passe de le devenir : entre autres, David Coulon (Dernière fenêtre sur l’aurore et Le village des ténèbres), DOA (Citoyens clandestins et Le serpent aux mille coupures), David S. Khara (dont la trilogie amorcée par Le projet Bleiberg a obtenu un succès foudroyant, le premier volet passant d’un seul coup de 1000 à 20000 exemplaires vendus par simple bouche-à-oreille), Jérôme Leroy (dont Le bloc a été récemment adapté au cinéma) et, bien sûr, Christophe Siébert (Porcherie et La place du mort), que les habitués de Superflux ont forcément déjà lu (Comment ça ? Vous n’avez pas encore acheté Images de la fin du monde ? Courez le commander.) Plusieurs voix contemporaines d’un roman noir revisité, dur et sans concession, héritier de Manchette mais jamais très loin de l’horreur pure, parce qu’elles expriment un lien social fort avec une réalité où le monde a franchi les limites seules permises au fantastique jusque-là. Mais c’est du côté du fantastique, justement, qu’on trouve aussi, via d’authentiques funambules de l’écriture, des ouvrages qui sont autant d’électrons libres, aux démarches à la fois exigeantes et affranchies de toutes contingences commerciales. Dans quelle case peut-on ranger Sylvie Dupin (dont le roman Rivage navigue entre roman d’aventure et Fantasy sans jamais vraiment tomber dans ses codes) ou Gudule (autrice de nombreux livres pour enfants puis parrainée par Jean Rollin dans sa collection Frayeurs et dont le fantastique se situe entre Jean Ray et Thomas Owen) ? C’est donc de manière inévitable, via un détour par les pères fondateurs du Pulp à la française (San Antonio, Léo Malet, Henry Vernes), qu’on en arrive à une visité guidée de ces asiles de fous des années 80 qu’on été les collections Gore et Maniac. Deux bêtes à parts, deux monstres de l’édition accouchés sanguinolents de la matrice Fleuve Noir et dont on s’aperçoit, rétrospectivement, qu’ils constituent le cas unique d’une véritable école de l’horreur en France. Gore, principalement et bien qu’ayant publié un certain nombre de traductions anglo-saxonnes, reste légendaire pour une génération de transfuges ayant pour noms (et autant de pseudonymes) Brice Tarvel, Pierre Pelot, André Ruelan / Kurt Steiner, Jean Mazarin / Nécrorian ou le cas Pascal Marignac sous ses trois pseudos de Kââ, Corsélien et Béhémoth. Autant de romans démentiels affublés de titres insortables : La chair sous les ongles, Blood-Sex, L’état des plaies ou Bruit crissant du rasoir sur les os… On se souvient du scandale à la fois auprès des fans de fantastique (qui trouvaient la collection trop racoleuse, pas assez respectable) et des parents d’élèves (qui s’indignaient de trouver dans les cartables de leurs mômes des couvertures affichant sans vergognes des putréfactions et décapitations dessinées avec un amour suspect). Très recherchés par les collectionneurs, certains de ces titres sont depuis été ressortis chez des éditeurs comme French Pulp et celui qui nous intéresse ici, ce qui nous amène donc logiquement à la deuxième partie de Noir sur blanc.
Du Fleuve Noir à la Rivière blanche aborde l’autre facette de l’activité d’Artikel Unbekannt, celle de co-directeur depuis 2017 pour la collection Noire de Rivière Blanche. Et là, il convient de remettre les pendules à l’heure : de la même manière que Trash éditions ne fut pas un simple décalque de la collection Gore, R.B. fondée en 2004 et antenne francophone de Black Coat Press, se distingue du modèle de Fleuve Noir par sa volonté de sortir des sentiers battus y compris ceux posés par son illustre prédécesseur. Car si l’on retrouve dans son catalogue pas mal de noms déjà vus, dont les œuvres rééditées sous forme d’omnibus regroupant plusieurs romans (le Corps et liens tomes 1 et 2 pour Kââ / Corsélien, le Angoisses tomes 1 et 2 pour Kurt Steiner) permettent enfin de redécouvrir ces textes essentiels, elle se signale surtout par ses nouvelles signatures dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles secouent le cocotier. L’époque a changé depuis les années 80 et les auteurs aussi, plus déchainés encore qu’autrefois. Dominique Rocher, dont les romans se déroulent entièrement dans le milieu médical, Justine Niogret, qui fait valser les étiquettes entre Fantasy, horreur et Roman Noir, où Luna Beretta, éditrice du fanzine Violences dont on retrouve ici un « best of » (Dimension Violences) particulièrement extrême, forment entre autres cette nouvelle garde d’une tendance sans réel équivalent dans le paysage actuel, au point de s’émanciper de références, si flatteuses soient-elles. Le roman populaire d’hier est-il devenu le laboratoire expérimental d’aujourd’hui ? Oui, clairement, et Rivière Blanche reste cet éditeur aux avant-postes d’une littérature sauvage et underground. Ne vous y trompez pas : tout le reste s’oubliera mais pas ça.
Un auteur est ce qu’il écrit autant que ce qu’il lit. En ce sens, Noir sur blanc peut se voir comme l’autoportrait en creux d’un passionné pour qui un livre est un enjeu vital et pas seulement pour des motifs professionnels. « Ne laissez plus jamais quelqu’un qui n’a jamais lu Le festin des charognes (Max Roussel) employer le mot « désespoir ». » Difficile d’être plus explicite sur les abîmes que peuvent contenir les pages d’un simple livre de poche et sur l’immense ambition (souvent récompensée par des ventes dérisoires) qu’il faut pour les regarder en face, oser les mettre sur le papier. A.U. défend une certaine idée d’une certaine littérature noire avec des mots entiers, souvent écorchés, chaque nouveau bouquin envisagé comme un risque, un objet explosif aux dommages collatéraux irréversible. Non, nous ne sommes pas là pour vous rassurer. Non, nous ne sommes pas là pour vous servir ce que vous attendez. On est loin, très loin du fantastique standardisé des têtes de gondoles et plus encore de cette chose informe appelée « culture pop » qui a remplacée la culture tout court. De tout ça et bien plus, Artikel Unbekannt et les auteurs qu’il publie sont le contre-feu, l’antidote à l’uniformisation ambiante. Ils apportent la chair et le sang dans un domaine devenu plastifié. Noir et rouge, Noir sur blanc. Deux livres, deux manifestes du noir qui appliquent à la lettre la déclaration définitive du défunt Maurice G. Dantec : « Le noir n’est pas une couleur, c’est une valeur. »
Sébastien