Intérieur Nuit de Marisha Pessl

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Le film maudit est devenu depuis ces dernières décennies un concept récurrent dans la littérature fantastique, équivalent moderne des livres et manuscrits interdits qui avaient tant marqué l'époque de Lovecraft. Comme le note Francis Berthelot dans son Bibliothèque de l'entre-mondes, le cinéma, en tant que fusion de la peinture et du théâtre, ne cesse d'interroger les écrivains contemporains qui y voient une manière d'enchâsser plusieurs niveaux de récit entre eux et de créer ainsi des architectures narratives nouvelles. A cet égard, tout le monde se souvient du vertigineux La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, créant de toutes pièces un long-métrage fictif qui rendait peu à peu fou le narrateur et pour finir le lecteur lui-même, et qui reste LE chef-d'œuvre dans cette catégorie, à la lisère de l'horreur et de l'expérimental pur. Dans ce courant d'inspiration, on peut citer deux récents romans français, Au Château d'alcool de François Darnaudet, hommage amusé au cinéma bis européen et le Camera obscura de Sébastien Gayraud, plus abstrait et très influencé par Ballard et sa Foire aux atrocités.

Reste que le best-seller américain incontesté demeure La Conspiration des ténèbres de Théodore Roszak, polar qui semble avoir synthétisé tous les paramètres de ce curieux sous-genre, avec son histoire de réalisateur disparu laissant derrière lui une filmographie à l'influence funeste pour ses spectateurs, et qui entraîne un malheureux chercheur dans une véritable descente aux enfers. Intrigue conspirationniste, enquête mêlant ésotérisme cathare et ultra-violence, érudition cinéphile et rythme échevelé, le roman de Roszak, qui faillit être adapté pour le grand écran par David Fincher, a posé une véritable base qu'il est aujourd'hui difficile de contourner, à la fois dans la forme et dans le fond.

Marisha Pessl s'inscrit donc dans la droite lignée de ce dernier, avec son dernier roman Intérieur nuit. Un journaliste en disgrâce, Scott McGrath mène une enquête au sujet de la mort mystérieuse de Ashley Cordova, adolescente pianiste virtuose et fille d'un cinéaste sulfureux, adepte d'une horreur dérangeante et initiateur d'un mouvement sectaire fanatique. Associé à deux jeunes marginaux, il se lance dans un périple qui va l'amener dans toutes sortes de lieux secrets, allant d'un hôpital psychiatrique aux méthodes douteuses à un club ultra-secret où se déroulent des orgies, jusqu'à l'immense maison où vivrait le démoniaque Stanislas Cordova, forteresse rappelant ouvertement le Xanadu de Citizen Kane autant que l'effrayant Neverland de Michael Jackson. Avec un sens consommé du suspense, Pessl réussit un thriller paranoïaque et haletant, revisitant avec brio le mythe maintenant installé du « cinéma qui rend dingue », ici une filmographie interdite, réservée à une poignée d'initiés, et à côté de laquelle les pires snuff movies des années 70 passent pour de la petite bière, avec pour couronner le tout un message subliminal apocalyptique prônant la suprématie du mal absolu. Mais qu'en est-il vraiment ?

Marchant sur un chemin balisé, Intérieur nuit imbrique avec élégance magie noire et rationalisme, rêve et réalité, embarquant le lecteur dans un voyage surprenant où la quête de la vérité s'efface en même temps que les repères spatio-temporels. Jouant plus sur la psychologie que sur le fantastique pur, il dévoile une galerie de personnages attachants qui dévoilent une part secrète et sombre de leur âme au contact d'images sans cesse en fuite, poupées gigognes où se fondent figures de disparus et d'êtres chers, cauchemars refoulés et espoirs déçus. Si les références cinématographiques (Polanski et Kubrick en tête) et littéraires (Paul Auster et son Livre des illusions, auquel on pense souvent, mais aussi Danielewski, auquel Pessl emprunte l'aspect méta-textuel, incluant au fil des pages photographies, faux documents officiels et pages internet) sont légion, elles n'étouffent jamais un récit qu'on devine profondément personnel, interrogeant la transmission familiale, la peur de la vieillesse et de l'inavouable que l'on porte en soi, et où l'enjeu pour le héros revient moins à démasquer un complot gigantesque qu'à retrouver en lui-même une part de métaphysique jusque-là inconnue, d'en explorer les labyrinthes et les pièces secrètes, quitte à n'en jamais revenir. En ce sens, Marisha Pessl réussit pleinement son pari : offrir une relecture nouvelle à cette architecture imaginaire qu'évoque Berthelot (et dont la couverture du livre, figurant un escalier obscur, fournit l'illustration littérale) tout en creusant le sillon d'une certaine fiction lyrique à l'américaine, à la fois intimiste et épique. Les cinéaste maudits n'en finissent plus de projeter leurs films invisibles dans nos chambres obscures, créant toujours d'aussi étranges alchimies. Lumière et magie.

Eric De Winter

 

Auteur: Marisha Pessl
Parution: Août 2015
Collection du monde entier, Gallimard
Nombre de pages: 720

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