Un an pour écrire l'histoire de l'amour : du 1° juillet au 1° juillet, d'un déménagement à un autre, le mouvement circulaire des coeurs battants, déchirés, brisés, enthousiastes ou mélancoliques. Le projet de "Corps Sonores" s'organise autour de 21 nouvelles, brefs récits explorant un lieu (Montréal) et surtout un temps, une durée : la temporalité de l'amour. Rupture et continuité, provisoire et infini, inversant les valeurs, les perceptions, l'amour résiste au réel, invente son propre écoulement chronologique ; comme le dit la quatrième de couverture : "Elle a assez duré cette rupture, tu reviens quand au juste?". Nier l'évidence, refuser la fin, questionner brutalement et obstinément un interlocuteur qui n'existe plus, bref, se cogner la tête contre les murs, voilà le parcours amoureux tel qu'il nous dévore et que nous ne pouvons jamais pourtant y renoncer.
Tête en flammes, coeur expulsé de la poitrine, les images de Julie Maroh montrent avec force l'externalisation du corps par l'amour (et non l'inverse). L'amour n'est pas un corps étranger venant s'insinuer dans nos coeurs nos cerveaux et nos sexes ; c'est lui au contraire qui expulse le corps hors de ses limites, et nous laisse privés de nous-mêmes, radicalement exilés, au Canada ou ailleurs...
Les titres des 21 récits peuvent se lire comme le sommaire d'un essai sociologique. "Sex-friends" , "Polyamour, polyamitié", "La rencontre", "Après la rupture". L'auteur explore les formes de l'amour, la modernité plastique des relations, qui permet les combinaisons presque infinies de genre, de parcours, sans cacher cependant les limites que cette liberté rencontre. L'amour est certes post-moderne, mais il est aussi préhistorique ; les démons inuits de "Fantasmes de l'hypothétique" en font une blague des esprits qui se marrent page 78. Cruel et drôle...
Pour dire la morsure de la jalousie, l'angoisse de la fin pressentie d'une histoire ou la flamme érotique, les gros plans sur un paquet de chips, une roue de vélo qui tourne dans le vide ou un ascenseur en flammes utilisent l'absence de texte pour permettre à l'oeil de circuler dans un dessin fluide et construit ; le silence ouvre un espace graphique propice à la réflexion sensible. Le rôle de l'espace d'ailleurs est essentiel dans ces récits, l'espace urbain notamment : la ville, vue d'en haut, d'en bas, en immersion, lieu social et bucolique, le vent, l'hiver, le climat de neige, entrent en résonnance avec les sentiments et les expériences amoureuses. ("La révélation sous la glace", entièrement sans paroles, use à plein de cette force.) ; les lieux clos (appartements "cosy", douillets, bien chauffés, ou piaule de post-ado, où s'entassent objets, doutes et espoirs) favorisent aussi ce focus sur les complexités muettes des personnages.
"The time will come to choose between waht is right and what is easy" dit un homme enfermé dans un écran de télévision. La femme le regarde, assise dans son canapé, emmitoufflée de couvertures et déjà dévorée par le mal qui l'emportera. Maxime prémonitoire de chacune des vies amoureuses traversées par ces "corps sonores", ces individus reliés par leurs désirs et leurs errances.
A la fin cependant, subsiste la vérité de l'écriture, gravée sur la voiture de l'aimé "je t'aime toujours", dérisoire protestation griffant le métal dans la nuit ; sous les fenêtres éclairées de l'amour perdu, on entend le lointain écho de Proust : Charles Swann errant et guettant sous les fenêtres d'Odette, perdu dans sa tristesse jalouse.
La première nouvelle nous montre une femme regardant le rapprochement esquissé de deux jeunes gens dans un parc ("Depuis la fenêtre, rue Boyer") : l'amour est une question de point de vue...
Y-a-t-il une manière plus efficace de dire que, de l'intérieur, nous n'y voyons rien? L'amour est aveugle, c'est vrai, aveugle à lui-même essentiellement, peut-être est-ce la raison pour laquelle il crée ces "Corps sonores", traversés de vibrations, de langages mystérieux et puissants, dont la trace s'inscrit dans les planches de cet album.
Anna
Auteur : Julie Maroh
Editions : Glénat
Rubriques : c'est pas simple, des fois, l'amour. Vraiment... et parfois on se laisse aller à une certaine facilité