Mais comment ? Un best-of 2018 en plein mars ? Un post-Angoulême si tardivement ? N'en aura-t-on jamais fini avec l'année précédente ? Honnêtement, ce petit topo avait pourtant bien démarré à l'heure et pourtant, il ne le savait pas encore, mais il était né sous le signe de la procrastination.
Alors bon, faisons fi des habitudes, pas de bilan d'indispensables ou des oubliés des grands prix pour une fois, on va plutôt faire une balade à travers le monde vu que seules deux petites règles s'imposent ici, vous n'y trouverez que de la bédé venue d'autres contrées et il se trouve que par le plus grand des hasards, ces titres sont sortis en 2018, comme ça on reste encore un peu dans le thème non ?
Ah ! J'oubliais une troisième règle : c'est de la bonne came.
Ether de David Rubín & Matt Kindt, éd. Urban Comics
https://www.urban-comics.com/ether-tome-1/
Et si on faisait un petit mix du Magicien d'Oz et Qui veut la peau de Roger Rabbit ?
Matt Kindt est un scénariste prolifique qui reste cependant encore très discret entre son travail pour les super-héros de premier et second ordre ou bien ses projets solo envoûtants. David Rubín est un dessinateur toujours magique et toujours bien absent de nos étagères mais ça s'arrange.
Le duo vient de démarrer une série assez folle provoquant un mariage totalement fou entre le thriller contemporain et l'univers des toons en passant par des notes pulp et kitsch. Tout commence avec un scientifique biclassé clochard (on y arrive) dans son environnement de travail, une ville-dimension parallèle nommée l'Ether. Le voici transformé en détective cartésien et pragmatique, héros du moment une fois dans ce monde loufoque qu'il s'est juré de décrypter de fond en comble. Ether a le génie d'offrir une série qui s'adresse à tout le monde avec sa partie comico-aventureuse peuplée de non-sens, de répliques absurdes et de créatures hallucinées, et son aspect thriller entre menace pour la nation et relation amoureuse tumultueuse. Le décalage rend le démarrage de cette série follement agréable à lire, dynamique et aussi drôle que dérangeant !
John Prophet T.3 de Brandon Graham, Simon Roy, Giannis Milonogiannis et Farel Dalrymple, éd. Urban Comics
https://www.urban-comics.com/univers/prophet/
Oui, troisième et dernier tome de cette série. C'est un peu dégueulasse de présenter la fin d'une histoire, c'est vrai, mais c'est comme ça. C'est lors de la sortie de ce troisième opus que j'ai réalisé qu'on ne pouvait pas passer à côté de cette saga spatiale plus longtemps. Mea culpa, c'est un oubli de ma part mais pour resituer : lors de la sortie du premier volume, il y a de cela quelques années, l'album avait été boudé et on peut effectivement comprendre pourquoi. Toute cette série est assez hermétique et exigeante et pourtant partage toutes les qualités de la SF extrême et psychédélique des années 80. De Metal Hurlant, plane les influences de Jodorowsky, Moebius et Druillet, l'aventure John Prophet démarre sur un propos incongru et ne s'arrête plus ensuite.
Des dizaines de millénaires plus tard, après avoir conquis et s'être disséminée dans l'espace, l'humanité a disparu, victime de sa propre vanité. En prévention de ce cas de figure, la dite humanité a imaginé un plan de secours. Des clones, les John Prophet, programmés pour se réveiller suite à la disparition de la race humaine, commencent un nouveau processus de domination, chacun suivant une mission bien précise.
Voilà un élément central de cette opéra épique, un élément qui pourtant n'a aucun sens tant qu'on n'a pas récupéré tous les autres signes pour que ce space opera prenne vie. John Prophet est le héros, il est unique et il est aussi légion. Des créatures veulent le détruire, d'autres l'accompagnent. Chaque planète est un piège tout comme elle s'avère être un refuge. John Prophet rencontre le microscopique comme le titanesque et, mu par une volonté sans faille de remplir son rôle, il se pose quand même des questions, il s'interroge sur ses actes et sur leurs conséquences.
Rendant hommage aux sagas spatiales tel que Buck Rogers, Perry Rhodan ou encore Flash Gordon, John Prophet nous propose d'explorer de nouvelles planètes, de faire connaissance avec d'autres races extraterrestres avant de nous faire comprendre son histoire et une fois arrivé au bout du chemin, on s'aperçoit que ce n'est que la partie emergée de l'iceberg.
John Prophet est une récit pleine de surprises, de mauvaises et de bonnes surprises, de sensations nouvelles et d'expérimentations, un questionnement sur les moeurs et la société.
Les montagnes hallucinées T.1 de Gou Tanabe, éd. Ki-oon
http://www.ki-oon.com/videos/155-montagnes-hallucinees.html
H.P. Lovecraft en bande dessinée, ce n'est pas une première. Des clins d'oeils, des aperçus, il y en a eu et il y en a encore à foison. Des tentatives de véritables adaptations aussi, rarement mauvaises mais très rarement convaincantes. On n'en citera d'ailleurs aucune pour justement ne parler que de celle qui nous intéresse ici : une version manga des montagnes hallucinées. Gou Tanabe a fait un choix et il est tout con : foncer dans le classicisme le plus basique. Son adaptation ne s'embête d'aucune liberté graphique ou scénaristique autre que celles nécessaires pour une meilleure narration. Dans un noir et blanc (oui, c'est du manga) saisissant et puissant, les zones d'ombres sont appuyées, les découvertes soulignées, les paysages affolants en double page. Et les interactions entre les personnages fidèles au roman. Les montagnes hallucinées s'impose comme une des meilleures adaptations du maître de l'horreur fantastique et comme un excellent manga, tout simplement. On peut se réjouir en apprenant qu'il est parti pour adapter d'autres oeuvres de l'auteur qui ne sauraient tarder en France, puis félicitons l'éditeur français Ki-oon pour la fabrication de l'ouvrage qui n'est pas sans rappeler un certain vieux manuscrit...
Deathco T.7 de Atsushi Kaneko, éd. Casterman
https://www.casterman.com/Bande-dessinee/Collections-series/sakka/deathco
Non, ce n'est pas une fixette, ou si, peut-être. Atsushi Kaneko revient dans cette rubrique alors qu'il est plutôt rare dans les rayonnages en vrai. Peu importe, il est simplement question de plaisir et on a envie de célébrer la fin de sa toute dernière série Deathco avec du meurtre, des tonnes de meurtres bien évidemment ! Deathco tranche encore et encore, Deathco perd patience, Deathco est morte, la seule solution évidente pour en terminer avec le massacre constant que cette série à l'atmosphère néo-gothique procure. Deathco, c'est tout à fait ça, une célébration de la mort dans toute l'horreur et tout le grotesque qu'elle peut avoir et la petite Deathco n'est rien d'autre que la grande faucheuse. Créer toute une intrigue violente, sans pause et sans limite, avec pour simple prétexte une histoire de contrats et tout une clique de tueurs à gages bigarrés, c'est ce qu'arrive à faire Atsushi Kaneko sans jamais nous ennuyer, nous tenant en haleine, jouant avec l'humour et le monstrueux à chaque page.
Grateful Dead T.1 de Masato Hisa, éd. Casterman
https://www.casterman.com/Bande-dessinee/Catalogue/sakka-grateful-dead/grateful-dead-1
Quelques fois, c'est un peu compliqué de mettre en avant le travail des auteurs. Masato Hisa est de ceux-là, un talent graphique indéniable, des idées folles ...et pourtant quelque chose cloche. Dans ses précédentes séries, on trouvait des petites broutilles narratives ici, un gestion de l'image un peu brouillonne par là, ces quelques petits trucs qui font que ça ne fonctionne pas tout à fait et qu'on ne s'aventure souvent pas plus loin à notre grand tort. Mais voilà, son univers graphique et culturel résonne assez bien à nos oreilles, une efficacité à la Quentin Tarantino, une mise en scène dynamique empruntant à la série B façon John Carpenter et à toute une génération du cinéma hong-kongais, un mélange détonant qui ne peut que retenir l'attention surtout que le monsieur sait créer un personnage. Toujours féminine, toujours bad ass et indépendante, toujours dénudée sans pourtant jamais sombrer dans le putassier, son héroïne n'a aucune limite tant dans ses capacités que dans ses propos et nous voilà propulsé dans cette Chine médiévale où la dame terrasse démons, zombies et autres goules. Pas de finesse ici, si ce n'est celle du trait, la référence musicale est totalement assumée et accompagnera parfaitement la lecture de ce diptyque.
Sous la maison de Jesse Jacobs, éd. Tanibis
http://www.tanibis.net/livres/sous-la-maison#presentation
Que trouve-t-on sous la maison ? Une machine à laver. Bon, certes, pour l'instant rien de véritablement trépidant. Et pourtant, cette machine à laver, ce n'est quand même pas rien, c'est un passage vers une autre dimension. Une autre réalité ? Existence ? Un ailleurs inconnu, énigmatique en tout cas. C'est ce monde là, "son" monde, que la jeune fille nous fait découvrir ainsi qu'à sa toute nouvelle camarade de classe, elle l'emmène dans cette dimension qui, loin d'être proche des clichés habituelles, se ressent et se vit en formes et en couleurs. Le corps n'existe plus, les sens sont bouleversés, l'orientation est au delà. Ce n'est pas innocent si, pour pénétrer et faire corps avec la dimension, il faut se libérer de toute contrainte, faire le vide et plonger sans retenue. Mais voilà, Sous la maison n'est pas uniquement le récit d'un trip interdimensionnel, c'est aussi un récit humain, une histoire d'adolescente un peu paumée, un peu différente et une histoire d'amitiés fausses et de caractères différents. C'est la rencontre entre la normalité et la marginalité et la frontière si mince et si forte qui existe entre elles. Jesse Jacobs livre une nouvelle pépite graphique, un voyage psychédélique tout en géométrie débridée et en couleurs illimitées, un peu effrayant mais sacrément envoûtant. Son objet dessiné inidentifiable gagne vraiment en qualité avec cette émouvante historiette adolescente.
Les lumières de Niterói de Marcello Quintanilha, éd. Çà et Là
http://www.caetla.fr/Les-lumieres-de-Niteroi
Marcello Quintanilha récidive. Après Tungstène et Talc de verre (entre autres), l'auteur brésilien nous ramène encore dans son pays pour nous livrer encore une fois un portrait d'une intensité folle. L'histoire n'avait pourtant pas forcément de quoi me réjouir avec cette pseudo success-story d'un gamin, star en devenir du football brésilien. Mais ce serait ne voir que le christ en haut du corcovado sans regarder les favelas. Évidemment, l'album est bien plus que ça, c'est un regard sur une époque, la côte Est brésilienne des années 50 avec Rio de Janeiro d'un côté et surtout Niterói de l'autre, ville qui nous intéresse ici. Encore plus que ce témoignage temporel, c'est avant tout une histoire d'amitié entre ce jeune joueur de fútbol et son ami d'enfance, vivant de petits boulots. Ce sont eux qui nous intéresse, c'est cette journée de pêche improvisée qui va virer au désastre, entre un risque de noyade, une altercation avec des gangsters nudistes, un orage plus qu'inquiétant et surtout une fâcherie. Encore une fois, c'est en prenant son temps, avec sa narration intérieur que Marcello Quintanilha nous emporte dans la conscience de ses personnages et nous fait vivre profondément, au sens propre comme au figuré, toutes les émotions possibles avec une clarté absolue. La chaleur accablante à l'intérieur de cette barque, l'eau qui enveloppe le corps, la violence des vagues et des mots, tout est présent, tout est puissant.
Alien Alchimie de Richard Corben & John Arcudi, éd. Wetta
http://www.canalbd.net/canal-bd_catalogue_detail_Aliens-Alchimie--9782360740970
Tricherie ! L'oeuvre n'est pas récente, c'est une réédition. Mais s'il faut des arguments, en voici : indisponible depuis un bon moment, c'est une occasion de saluer le travail de Richard Corben, grand prix d'Angoulême pour l'année 2018 et face à la multitude de comics autour de la franchise Alien, peu sont véritablement intéressants si l'on n'apprécie pas un minimum les xénomorphes et l'aura qui les entourent. Ce duo réussit à hisser le récit un peu plus haut que ce qu'on aurait pu en attendre. Le démarrage est pourtant d'un classicisme efficace et sans surprise dans le registre. Une colonie isolée, des meurtres étranges, une menace qui s'approche. À cela se greffe une charge contre le pouvoir politique et surtout religieux, cet Alien Alchimie ajoute au fun horrifique un récit anticlérical, s'attaquant autant aux dérives sectaires qu'aux malversations. L'alien, futur mascotte libertaire ?
Stand Still Stay Silent, de Minna Sundberg éd. Akileos
http://www.akileos.fr/catalogue/stand-still-stay-silent-1/
On termine avec une surprise, un album venu de Scandinavie qui était, et reste, un webcomic à la base, et pas un petit, il semblerait que le voyage crée par Minna Sundberg puisse remplir encore de nombreux tomes pour suivre ses personnages. Plongeons déjà dans son monde. Il n'est pas très loin du notre vu qu'il est question d'un récit post-apocalyptique très curieux. Une maladie, une infection se propage à travers le globe, elle contamine les gens, les animaux et influe sur le vivant. Des années plus tard, le monde a changé, il est devenu sombre, la troupe de personnages que nous suivons n'en connaissent que les proches alentours car, plus loin, l'obscurité domine et les dangers sont nombreux. D'un démarrage assez sociétal, l'histoire vire dans le fantastique, une sorte d'urban fantasy qui voit la rencontre entre l'humain tentant de reprendre sa place dans le monde et des créatures issues du folklore, des contaminés, une dose de magie encore balbutiante, une technologie avancée et pourtant usée, le monde de Stand Still Stay Silent est vaste. Si le comics semble s'adresser assez régulièrement aux adolescents à travers la plupart des protagonistes et leurs caractères, il surprend par son travail graphique hors des cases - un soin particulier est porté aux illustrations accompagnant l'histoire, aux cartes anciennes et autres éléments du décorum général - mais aussi par un fabuleux travail linguistique. Le récit se concentrant sur la Scandinavie, on y croise suédois, norvégiens, finlandais, islandais et danois. Chaque échange suscite des traductions, l'un servant d'interprète à l'autre, les relations évoluent de ce fait différemment entre les protagonistes, les mots se limitent parfoi à un simple regard. L'autrice s'applique à nous initier aux disparités et similarités linguistiques, un effort passionnée pour enrichir son récit qui en devient aussi didactique que fantastique !
Yoann
Yoann