Après une petite décennie qui a vu la publication de plusieurs grandes œuvres telles que Watchmen ou V For Vendetta chez l’éditeur américain DC, Alan Moore décide de s’éloigner du mainstream peuplé de super-héros et se lance dans plusieurs projets plus personnels, dont certains ne seront menés à bien qu’au bout de plusieurs années. Il utilise également une partie des sommes importantes gagnées pendant ses années DC pour s’auto-publier, sous le label Mad Love.
Le premier album publié par Mad Love est AARGH! (Artists Against Rampant Government Homophobia, Des Artistes contre l’homophobie généralisée du gouvernement), un collectif destiné à recueillir des fonds contre une loi homophobe qu’allait mettre en place le gouvernement de Margaret Thatcher en 1988 (avec entre autres la participation de Robert Crumb, Neil Gaiman ou des frères Hernandez). Moore vit alors avec sa femme Phyllis et leur compagne Deborah Delano et est en contact avec des milieux LGBT. Moore écrit une courte mais très émouvante histoire chronologique de l’homosexualité intitulée The Mirror of Love, dessinée par Steve Bissette et Rick Veitch. Ni cette histoire ni le collectif ne sont parus en français, mais une version sans les dessins mais avec des photos de José Villarrubia, publiée au début des années 2000, sortit en France en 2006 aux éditions Carabas sous le titre Le Miroir de l’amour (co-traduit par l’auteur de cet article).
Shadowplay, 1988. Dessin : Bill Sienkiewicz.
Ce ne fut pas la seule incursion de Moore dans la politique contemporaine : pour Eclipse Comics, l’éditeur américain de Miracleman, il contribue la même année à l’anthologie Brought to Light avec Shadowplay: The Secret Team, qui met en images un rapport sur les activités de la CIA et ses manipulations cachées de nombreux pays sud-américains. Le dessinateur Bill Sienkiewicz (Elektra Assassin) fournit un travail d’une grande puissance sur cette histoire d’unetrentaine de pages, jamais republiée et jamais traduite. Un des meilleurs travaux de Moore hors de la fiction, malheureusement peu connu.
Un des grands regrets des admirateurs du travail de Moore est l’échec du deuxième et très ambitieux projet de Mad Love, intitulé Big Numbers, en collaboration à nouveau avec Sienkiewicz : seuls deux des douze numéros prévus sont publiés en 1990 (et jamais en français). Mêlant théorie du chaos et peinture réaliste d’une petite ville anglaise, cette œuvre publiée dans un format inhabituel (un carré de 25 cm de côté) aurait pu être le grand œuvre des deux artistes. Elle restera comme une intéressante note de bas de page dans la bibliographie bien fournie de Moore.
Mad Love ne publiera rien d’autre : Phyllis Moore et Deborah Delano quittent Moore en 1991 et le label est dissous.
From Hell, 1996. Dessin : Eddie Campbell.
Cela n’empêchera pas Moore de commencer à travailler sur deux grands projets qui vont l’occuper pendant une décennie : dans l’anthologie d’horreur Taboo, publiée par son complice de longue date Stephen Bissette, Moore collabore avec le dessinateur Eddie Campbell pour From Hell, un voyage à travers les célèbres meurtres de Jack l’Éventreur, prétexte à une peinture pointilliste de la fin de l’époque victorienne et de son influence sur le vingtième siècle. Campbell, auteur complet par ailleurs, travaille dans un noir et blanc dense qui apporte un style aux antipodes du baroque des artistes de comics DC ou Marvel, grâce auquel le sordide des conditions de vie des prostituées assassinées n’est jamais prétexte à titiller la libido des lecteurs hétéros et où les aspects fantastiques de l’histoire sont parfaitement intégrés au discours féministe du scénariste. Moore utilise de plus un dispositif métafictionnel à plusieurs niveaux, en affirmant explicitement la non-réalité de son hypothèse de base et en mettant en place un important appareil de notes qui permet au lecteur de passer de l’autre côté de la fiction. En effet, Jack est ici William Gull, un physicien reconnu de l’époque et suspect historique, que Moore exonère dans les dites notes, renforçant donc le côté fictionnel de l’œuvre. Les dizaines de pages de notes contiennent également de nombreuses indications sur son travail de recherche durant l’écriture de l’œuvre.
Publié entre 1988 et 1996, repris en album en 1999 et traduit en France chez Delcourt en 2000, From Hell reste l’une des œuvres les plus construites et les plus touchantes de la carrière de Moore, de par son propos et sa structure. Elle a malheureusement connu une adaptation filmique de piètre qualité en 2001, qui est aussi oubliable que peu fidèle à l’œuvre d’origine.
Lost Girls, 1991. Dessin : Melinda Gebbie.
L’autre grand projet de cette époque est Lost Girls, qui ne pourrait être plus différente de From Hell : histoire pornographique post-moderne dessinée dans des couleurs chaudes et un style décoratif par l’artiste américaine Melinda Gebbie, ce conte se déroulant à l’orée de la Première Guerre mondiale voit se rencontrer Wendy (de Peter Pan), Dorothy (du Magicien d’Oz) et Alice (repassée de l’autre côté du miroir) dans un hôtel autrichien. Les trois femmes se racontent des épisodes de leur vie (sexuelle et autre), Moore transformant leurs histoires d’origine dans une perspective plus réaliste – et bien plus sombre. La rencontre des trois fictions que sont les personnages féminins participe d’un procédé souvent utilisé par Moore, sous diverses configurations.
La peinture de la sexualité est ici à la fois très libre et très ouverte, ce qui a choqué certains lecteurs. Moore combine un propos fortement féministe (et des points de vue qui sont aussi bien hétérosexuels que bi- ou homosexuels) avec une série de tableaux explicites, pastiches d’artistes célèbres, qui donnent l’occasion à la très polyvalente Gebbie, artiste issue de l’underground, de proposer sa propre version des styles d’Aubrey Beardsley, Egon Schiele ou Alfons Mucha.
Commencée en 1991 dans Taboo, la publication de Lost Girls sera rapidement interrompue sous forme épisodique et ne sera terminée qu’en 2006 chez Top Shelf avec un très beau coffret de trois albums cartonnées, traduit en 2008 chez Delcourt sous le titre Filles perdues.
Il est enfin amusant de noter que Moore et Gebbie, à l’origine simples collaborateurs, forment désormais un couple – ils se sont mariés en 2007. Comme quoi, la pornographie n’est pas l’antithèse de l’amour.
À côté de ces longs projets, Moore écrit pendant ces années-là de plus courtes histoires, souvent méconnues et pourtant tout à fait intéressantes.
L’un de ses premiers travaux (notables) en prose est The Hypothetical Lizard, une longue nouvelle semi-fantastique publiée en 1987 et plusieurs fois rééditée, qui met en scène des personnages plus étranges les uns que les autres dans un bordel de luxe. Disponible en anglais dans un album du milieu des années 2000 chez Avatar Press adaptant la nouvelle en BD et contenant le texte d’origine, ce texte est aussi paru en français, sous le titre Le Lézard hypothétique (2005, Les Moutons électriques, accompagné de diverses études sur l’œuvre de l’écrivain).
A Small Killing, 2003. Dessin : Oscar Zárate.
C’est en 1991 que paraît chez l’éditeur britannique VG Graphics A Small Killing, probablement la moins connue des œuvres personnelles de Moore. Cet album de 100 pages, dessiné par l’argentin Oscar Zárate, raconte la remise en question d’un publiciste très représentatif des années 80, qui est confronté à un jeune garçon qui lui rappelle toutes les petites trahisons envers lui-même qu’il a commises au fil des ans. Moore, qui n’a jamais caché son peu de sympathie pour la société consumériste, en dresse ici un portrait au vitriol, superbement mis en image dans un style expressionniste par Zárate. Republié en 1993 par Dark Horse et en 2003 par Avatar Press, l’album a été traduit en France chez Zenda en 1991 sous le titre Petits Meurtres et au Seuil en 2005 sous le titre Une Petite Mort.
C’est à la même époque que Moore se lance dans l’écriture de son premier roman, publié en 1996 par Victor Gollancz (dont faisait partie VG Graphics) et retour à sa géographie personnelle. Voice of the Fire raconte la vie de personnages vivant tous aux alentours de Northampton, chaque chapitre se passant à une époque différente, le tout couvrant une période de plus de 5000 ans (Moore apparaît lui-même comme personnage dans le dernier chapitre). Fantastique, histoire, humour, horreur, le livre brasse tout cela et bien plus encore. Réputé difficile pour son premier chapitre, écrit à la première personne et qui suit un jeune homme de la préhistoire incapable de distinguer la réalité et les rêves (d’où un vocabulaire, disons, tout sauf moderne), La Voix Du Feu (2015, Les Moutons Électriques) est un roman prenant qui mérite l’effort nécessaire pour apprécier ses débuts.
L’année 1993 est une année charnière dans la vie et la carrière de Moore. Pour ses quarante ans, Moore fait une sortie de placard inattendue et se déclare magicien. Non pas en tant que prestidigitateur, mais dans la tradition d’un Aleister Crowley ou de la Cabbale. Adorateur déclaré de Glycon, une divinité antique très probablement inventée par un charlatan (ce qu’assume d’ailleurs Moore avec un humour plein d’autodérision), il a déclaré considérer la magie et l’art comme étant deux faces d’une même pièce. Nous reviendrons sur les effets de cette vision des choses dans la troisième partie de cet article.
Même les magiciens doivent manger et 1993 voit Moore revenir pour des raisons alimentaires au mainstream américain. Mais il ne tape pas à la porte de DC ou Marvel : il travaille alors pour Image, un éditeur tout récent formé par des ex-stars de Marvel, dont Jim Lee, Rob Liefeld ou Todd McFarlane, artistes aux styles dynamiques mais qui s’avéreront pour la plupart peu doués pour les scénarios (ce qui n’a pas particulièrement gêné leurs admirateurs de l’époque). Il va écrire entre autres plusieurs numéros du Spawn de McFarlane (disponibles pour certains en France chez Delcourt), des dérivés de cette série mettant en scène le super-vilain Violator (avec Bart Sears, VF en 1997 dans le magazine Planète Comics n°3 chez Semic), mais aussi une autre histoire inachevée et inédite en français intitulée 1963, en collaboration avec Rick Veitch et Stephen Bissette. Hommage à la douce folie des comics Marvel des années 60 et en particulier au travail de Jack Kirby (co-créateur d’une bonne partie de l’univers Marvel), cette mini-série se compose d’un ensemble de one-shots de différents titres qui ouvrent une fenêtre vers un univers imaginaire en référence au travail de Kibry, Stan Lee ou Steve Ditko entre 1961 et 1963. 1963 aurait dû être complétée par un numéro spécial où se seraient rencontrés les personnages des années 60 et ceux des titres Image, créant pour Moore un dispositif lui permettant de mettre en lumière l’évolution des super-héros au fil des décennies (évolution vers toujours plus de violence explicite et peu au goût de Moore, mais dont il se sentait en partie responsable de par le succès de Watchmen). Cette rencontre n’ayant jamais eu lieu, 1963 reste tout de même une belle ode à l’explosion créative des débuts de Marvel.
1963, 1993. Dessin : Rick Veitch.
Profitons-en pour dire quelques mots d’une autre historie courte de Moore : en 1986 est parue dans un magazine chez Fantagraphics In Pictopia (dessins de Don Simpson), une histoire élégiaque où des personnages analogues de strips et de vieux comics au ton léger (dont des hommages à Mandrake ou Plastic Man) vivent une retraite bien méritée dans une réalité menacée par l’arrivée de super-héros violents, typiques de ce qui se passait alors dans la BD américaine mainstream. Un précurseur de 1963, dans un ton bien plus mélancolique, et qui a fortement marqué les lecteurs de l’époque. Cette histoire est disponible dans l’édition de 2003 d’un livre-revue consacré à Moore, The Extraordinary Works of Alan Moore.
Moore va également travailler avec Travis Charest ou Kevin Maguire pour la série WildC.A.T.S. de Jim Lee entre 1995 et 1996 (disponible dans album Alan Moore's Complete WildC.A.T.s, 2007, paru en France en deux albums chez Panini en 2009-2010). Entre 1996 et 2000, il scénarisera le Supreme de Rob Liefeld, avec toute une tripotée de dessinateurs, dont l’excellent Chris Sprouse, au style aussi clean que dynamique). C’est ce titre, présentant à l’origine une pâle copie de Superman, que Moore va véritablement marquer de son empreinte : rendant une fois de plus hommage aux comics de sa jeunesse, ici les Superman des années 60, il crée un multivers peuplé de différentes versions du personnage (en référence aux diverses variantes de l’Homme d’Acier publiées au fil des décennies), condamnées à l’oubli par une réalité en perpétuel changement (un méta-commentaire évident à propos de la tendance encore fortement présente chez DC ou Marvel de relancer régulièrement leurs univers en espérant remobiliser leur lectorat). Moore reprend ici le principe de son histoire In Pictopia, mais l’applique non plus à un ensemble de personnages issus de diverses fictions mais à l’univers d’un seul personnage.
Supreme, comme malheureusement d’autres travaux de Moore, connaîtra une publication chaotique : le dernier des vingt-quatre numéros prévus ne sera publié qu’en 2012, après un hiatus de douze ans. Ce numéro est d’ailleurs le seul à ne pas avoir été repris en album, que ce soit en VO (deux albums parus en 2003) ou en VF (les mêmes, en 2003 et 2009, chez Delcourt). Si le niveau graphique de cette série est plus qu’inégal, le scénario constitue un exemple de ce que Moore est capable de faire dans le cadre d’un divertissement intelligent.
Supreme, 1997. Dessin : Chris Sprouse.
Quelques autres histoires avec les personnages de Lee ou Liefeld sont écrites à la même période, dont Judgment Day (1997-1998, avec entre autres Liefeld aux dessins, paru en magazine en France chez Panini), une tentative de la part de Moore de proposer une alternative à l’ultra-violence de ces personnages en réinventant des personnages de Liefeld. Cette mini-série est l’occasion pour Moore de rendre hommage à Gil Kane, artiste co-créateur de la version la plus connue de Green Lantern, moins reconnu mais tout aussi important stylistiquement parlant que Jack Kirby, avec son dessin dont l’élégance ne cédait en rien à la puissance. Kane, décédé en 2000, réalise pour cette histoire l’un de ses tout derniers travaux, et Moore parsème son histoire de clins d’œil à la carrière du dessinateur.
Moore arrêtera de travailler pour Image à la fin des années 90, déçu par l’attitude de certains de ses collaborateurs/éditeurs. Cette étape de sa carrière allait être suivie d’un retour sur le devant de la scène mainstream avec des titres plus personnels, comme nous le verrons dans la troisième et dernière partie de cet article.
À suivre : le théâtre égyptien de la lune et du serpent, un retour aux sources de la BD américaine et bien d’autres choses encore.
François