Alan Moore : De Northampton à Northampton (1)

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Alan Moore en 2008

Le scénariste britannique de comics le plus connu vient d’annoncer qu’il allait arrêter d’écrire des bandes dessinées, pour se consacrer à d’autres domaines : « Je pense que j’en ai assez fait pour les comics », a-t-il déclaré. « Si je continuais, les idées en souffriraient inévitablement, je me répéterais. »
Hors des comics, point de salut ? Sûrement pas ! « Ce qui m’intéresse en ce moment, c’est ce que je ne suis pas sûr d’arriver à faire, comme les films, ou un énorme roman littéraire. »
Et justement, Moore vient de publier Jerusalem, un roman de 1200 pages bien denses (à paraître en français fin 2017 aux éditions Inculte), géographiquement concentré sur sa ville natale de Northampton et temporellement bien plus étendu, à la manière de son premier roman La Voix du feu, paru en France en 2005.
Le chemin peut paraître long, depuis les premiers scénarios de quelques pages pour un magazine britannique jusqu’au pavé qu’est ce nouveau roman. Mais la carrière de Moore pourrait être vue comme un éternel retour à ses racines, comme nous allons le voir.

The Ballad of Halo Jones, dessin : Ian Gibson (couverture pour une collection parue en 2000).

Né à Northampton, dans le centre de l’Angleterre, en 1953, Alan Moore est issu d’une famille de la classe ouvrière. Sa carrière a décollé au tournant des années 80, avec entre autres des scénarios pour le magazine britannique 2000AD, qui accueille depuis ses débuts le célèbre personnage de Judge Dredd. En plus de nombreuses histoires courtes, Moore lance des séries comme DR & Quinch, de la science-fiction déjantée avec aux dessins Alan Davis, The Ballad of Halo Jones, une série dessinée par Ian Gibson mettant en scène un personnage féminin – une rareté dans 2000AD – dans un univers de SF cette fois-ci sérieux et aux accents fortement féministes, ou Skizz, qui plaçait un personnage à la E.T. en plein milieu des banlieues anglaises défavorisées, en collaboration avec Jim Baikie. Dès ses débuts, Moore est reconnu pour sa volonté d’écrire des personnages féminins qui sortent du moule de la plupart des comics de l’époque.
Il travaille alors également pour la filiale britannique de Marvel sur le titre Captain Britain, là aussi avec Alan Davis, pour un de ses très rares travaux chez la Maison aux Idées, comme est surnommé l’éditeur de Spider-Man et des X-Men.

Warrior n°2, 1982. Dessin : Gary Leach.

C’est à la même époque qu’il lance pour Warrior, un magazine britannique indépendant qui ne survécut que de 1982 à 1985, deux de ses plus importantes séries : Marvelman (rebaptisé Miracleman lors de sa réédition aux États-Unis), avec Gary Leach, Alan Davis, Rick Veitch ou John Totleben, et V For Vendetta, avec David Lloyd. Ces deux séries ne seront finies que des années plus tard, quand des éditeurs américains en récupéreront les droits et permettront à Moore et à ses collaborateurs de terminer leurs œuvres.
Miracleman, récemment republié chez Marvel (et chez Panini en France), est une déconstruction d’un personnage qui était lui-même un plagiat du Captain Marvel de DC (un gamin qui crie le mot « Shazam ! » et se transforme en super-héros adulte). Moore en fait une méditation sur les super-héros, une des premières de l’histoire du genre, développant avec un réalisme violent et psychologisant les conséquences de l’existence d’êtres fabuleux dans un monde encore en prise avec la guerre froide. Son écriture lyrique y fait merveille, avec de grandes élancées parfois fleuries où merveilleux et pathétique vont main dans la main.

The Bojeffries Saga, 1984. Dessin : Steve Parkhouse.

On peut remarquer que comme pour 2000AD, Moore propose dans Warrior une série humoristique parmi ses séries plus dramatiques. The Bojeffries Saga (inédite en français) raconte le quotidien tragicomique d’une famille à la Addams Family, vivant (comme le personnage de Halo Jones ou celui de Skizz) dans un milieu ouvrier – très loin des richesses de Batman ou de la recherche scientifique version Fantastic Four – auquel elle essaie de s’intégrer. Dessiné par Steve Parkhouse, The Bojeffries Saga connaîtra de multiples éditeurs au cours des décennies, pour être maintenant édité en un album chez Top Shelf. Cette courte série révèle un côté plus léger de Moore, auquel celui-ci reviendra de temps en temps au fil de sa carrière et où absurde et commentaire social font bon ménage.

V For Vendetta dans Warrior n°16, 1983. Dessin : David Lloyd.

V reste le plus connu de ses travaux de l’époque, pour son adaptation au cinéma en 2006 : situé dans un futur proche où  la Grande-Bretagne est tombée aux mains d’un régime fasciste, la série raconte le combat d’un anti-héros contre ce régime. Comme souvent chez Moore, le personnage principal est ambigu, usant de méthodes aussi violentes que ses ennemis. Les préoccupations sociales et politiques de Moore sont déjà bien présentes, et elles continueront à apparaître tout au long de sa carrière. Lloyd réalise un travail remarquable à l’atmosphère rappelant celle de l’expressionisme, en noir et blanc pour la version Warrior et avec une mise en couleur sous sa férule pour l’arrivée chez DC en 1988.

Swamp Thing n°21, 1984. Dessin : Stephen Bissette et John Totleben.

C’est d’ailleurs l’éditeur de Superman et de Wonder Woman qui fait venir Moore aux USA (parmi d’autres auteurs britanniques), lui offrant les commandes de la série Swamp Thing, qui n’est jamais parue en entier en France (Delcourt en a publié la moitié en 2004-2005), sur laquelle il va rester presque quatre ans, de 1984 à 1987. Ce personnage de monstre des marais est, comme Miracleman, déconstruit puis reconstruit par Moore, qui en fait une plante qui se prend pour un homme (au lieu d’un homme au corps transformé en plante), créant une nouvelle mythologie faisant de la créature l’avatar de la végétation et plaçant fermement la série dans une ambiance d’horreur adulte, ce qui ne sera pas sans poser quelques problèmes à l’éditeur vis-à-vis du comics code, l’équivalent de notre loi sur les publications pour la jeunesse de 1949 (mais géré là-bas par les éditeurs, et d’ailleurs disparu depuis un bon moment). Les dessinateurs Steve Bissette et John Totleben (pour la majorité de la série) s’en donnent à cœur joie pendant la quarantaine de numéros écrits par Moore, avec des styles quelque part à la croisée de Jérôme Bosch ou Goya pour le grotesque et de Gustave Doré pour le sens du détail et la densité du dessin.
Moore écrit ces années-là de nombreuses histoires courtes avec les personnages DC (rassemblées en album chez Delcourt sous le titre L'univers des super-héros DC par Alan Moore en 2005). On peut citer entre autres deux histoires de Superman, l’une qui imagine la fin du dernier fils de Krypton et réalise l’exploit d’arriver à rendre touchant le personnage de Kryto le super-chien, l’autre racontant un anniversaire qui tourne mal (adapté en dessin animé de la Justice League en 2004), avec aux dessins Dave Gibbons, un compatriote de Moore qui a lui aussi travaillé pendant plusieurs années pour 2000AD.

Watchmen n°1, 1986. Dessin : Dave Gibbons.

Gibbons et Moore se retrouvent quelques mois plus tard, en 1986, pour ce qui reste comme la plus connue des histoires de Moore, le fameux Watchmen. Créant de nouvelles versions de personnages récemment achetés par DC à un autre éditeur, Moore et Gibbons offrent une vision crépusculaire d’un univers de super-héros aux motivations beaucoup moins nobles que celles de Superman ou Batman – mais psychologiquement plus réalistes. Le dessin à la fois très lisible et très illustratif de Gibbons, ainsi que l’écriture et le scénario de Moore, d’une grande densité et d’une complexité narrative jusqu’alors inégalées, font de Watchmen un des chefs-d’œuvre de la bande dessinée mondiale, traduit un an plus tard en France chez Zenda sous le titre Les Gardiens (avec des couvertures inédites de Gibbons, fait rare à l’époque) et actuellement disponible chez Urban Comics sous le titre d’origine.

The Killing Joke, 1988. Dessin : Brian Bolland.

Quelques mois après la fin de Watchmen paraît Batman: The Killing Joke, un one-shot dessiné par Brian Bolland, un autre britannique (l’afflux d’artistes ayant traversé l’Atlantique à ce moment-là fut jadis qualifié « d’invasion britannique »). Barbara Gordon, la fille du commissaire ami de Batman y est gravement blessée par le Joker, qui est dépeint comme voulant faire admettre à Batman et Gordon que céder à la folie est une réaction normale, l’excusant par là-même de ses actions violentes. Une forte controverse s’est développée au fil des ans quant au traitement du seul personnage féminin de l’album, dont le viol par le clown maléfique est une des interprétations possibles d’une des scènes de cet album – un album d’ailleurs fait pour choquer et faire réfléchir le lecteur. Moore a été accusé de mettre en scène un peu trop de viols féminins dans ses histoires – alors qu’il était l’un des rares scénaristes de l’époque à écrire des personnages féminins qui ne soient pas secondaires par rapport à leurs homologues masculins. Au tournant des années 2000, Moore a renié son travail, affirmant : « Je ne pense pas que ce soit un bon album. Il ne dit rien de très intéressant. » Au lecteur de juger.
Cet album a rapidement été traduit en français et reste disponible chez Urban Comics.

Moore ne continua pas longtemps à travailler pour DC. Déçu par la façon dont DC les avaient traités, Gibbons et lui, quant à des problèmes de droits d’auteur, il termine V fin 1989 et quitte l’éditeur. Les sommes importantes gagnées en quelques années lui ont alors permis de se lancer dans l’autoédition. Avec sa petite maison d’édition, qu’il appelle Mad Love, il espère publier des projets ancrés dans la réalité, à cent lieues des super-héros dont il veut alors s’éloigner – cette envie de liberté scénaristique l’amènera  par ailleurs à travailler avec plusieurs petits éditeurs. Cette phase de sa carrière montre les prémisses de ce qui semble maintenant le motiver et mérite donc que l’on si arrête, même si certains albums n’ont pas été publiés en français.

À suivre : Alan Moore reprend le chemin (fictionnel et politique) de l’Angleterre

François

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