Edito vidéoludique 2019

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En ces temps troublés où la gronde populaire ébranle à ce point la confiance des puissants que ces derniers se sentent contraints de rouler des mécaniques à coups de blindés dans les rues ou de rafles de lycéens, il me paraissait opportun d’aborder le sujet des conditions de travail des principaux artisans du média vidéoludique, à savoir les développeurs. Cela me semble d’autant plus pertinent que plusieurs événements cette année dénotent d’un certain désir de ces derniers de faire évoluer leur qualité de vie au travail, ou du moins de gueuler contre ce qui pourrait l’empirer.

A ses débuts, le jeu vidéo ne promettait déjà pas d’être la branche laborieuse la plus perméable à la lutte sociale. On parle tout de même d’un milieu dont le premier syndicat français créé il y a tout juste dix ans, le SNJV, est un syndicat de patrons qui ne dit pas son nom. Il aura de fait fallu attendre 2017 pour que le premier véritable syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo, le STJV, voie le jour. Tout cela tient à mon sens aux trois éléments qui constituent la base de l’ADN du média vidéoludique. Le premier est sa composante high-tech et plus spécifiquement informatique, laquelle fédérait au moins initialement - aussi bien du côté de la création que de la pratique - un public de geeks technophiles qui, si l’on met de côté une minorité de hackers, ne se démarque pas par son engagement politique, et encore moins par sa culture prolétaire. Quant à ses composantes artistique et ludique, elles représentent des leviers d’exploitation et de manipulation bien trop tentants pour être dédaignés par les patrons les moins scrupuleux. Parce que transformer sa passion en métier est une chance, on vous persuadera perfidement qu’il est de bon ton d’y sacrifier une bonne partie de sa vie personnelle (1), de même qu’il serait mesquin de faire la fine bouche face à un contrat précaire, de compter ses heures, voire de réclamer un paiement pour celles qui vont bien au-delà du seuil raisonnable, n’est-ce pas ?

Les mouvements sociaux ne sont ainsi pas monnaie courante chez les créateurs de jeu vidéo, même en France où le recours à la grève est plus coutumier qu’ailleurs. Cette hiver pourtant, sept années après la grève “symbolique” initiée par les salariés d’Eden Games en réponse à la sévère restructuration imposée par leur maison mère (2), presque la moitié des effectifs d’Eugen System, studio spécialiste des jeux de stratégie historiques, se met en grève. Bon nombre d’employés étaient déjà en conflit avec leur direction depuis près de quinze mois au sujet d’heures supplémentaires non régularisées. Devant la sourde oreille affectée par les dirigeants de la société ils se tournèrent vers un avocat afin de les rappeler à la loi, ce qui n'aboutit qu’à de vagues promesses sans lendemain. C’est finalement une série de mails reçus juste après la sortie du second pack d’extensions développé pour Steel Division, le dernier né du studio, qui mit définitivement le feu aux poudres. Les dits mails attribuaient l’absence des heures supplémentaires sur les fiches de paie à une bête erreur administrative. Ce qu’il fallait comprendre, c’est que ces fameuses heures étaient déjà comprises dans les salaires bruts depuis le départ, seule leur mention faisait défaut. Les salariés se retrouvaient donc depuis près d’un an et demi - et sans le savoir - à travailler plus pour gagner autant. Comme mentionné dans le communiqué relayé par le STJV, “leur salaire avait diminué pour pouvoir justifier leurs heures supplémentaires sans les régulariser d’un centime”, et ce a posteriori ! Comble de l’entourloupe, certains employés se virent parallèlement notifier que “les conditions spécifiquement mentionnées dans leur contrat de travail, ainsi que dans la convention collective, n’étaient pas reconnues comme légitimes par la direction, justifiant par là la non attribution des grades, salaires et avantages associés.” Un bien joli coup de Trafalgar…

Le conflit se maintint sept semaines durant lesquelles les patrons d’Eugen System ne firent pas l’ombre d’une concession sérieuse, se contentant de temporiser encore et toujours tout en niant en bloc la validité des allégations de leurs employés. Incapables de poursuivre le mouvement social faute de ressources, les grévistes reprirent le travail non sans saisir le conseil des prud’hommes afin de faire valoir leurs droits, quitte à ce que la procédure s’éternise. A noter pour finir que le studio a très récemment licencié six de ses salariés pour faute lourde, presque tous d’anciens grévistes. Aucun lien avec le mouvement social se récrie la direction. Fataliste, le STJV y voit pour sa part un acte de représaille visant à préparer le futur procès, à suivre en mars de cette année. Pour suivre le feuilleton en son entier, ça se passe ici.

Quelques mois plus tard, en préambule de l’E3 - la grand messe annuelle et internationale du jeu vidéo - Ubisoft annonçait en grande pompe un partenariat pour le moins inattendu, que certains professionnels du secteur accueillirent avec autant de froideur que de circonspection. Mais avant d’attaquer le volet des explications, prenons l’histoire par le bon bout, voulez-vous ? Tout commence avec la sortie au début des années 2000 de Beyond Good and Evil, sympathique jeu d’action-aventure à la jouabilité relativement polymorphe et signé Michel Ancel, le créateur de Rayman. En dépit d’un accueil critique assez enthousiaste, le public ne suit pas et le jeu se vautre dans les grandes largeurs. Il finit cependant par séduire les joueurs sur la durée et acquiert même un statut culte qui justifie en partie le désir d’Ubisoft d’en développer la suite. Si des rumeurs à propos de celle-ci apparaissent dès 2007, le projet restera officieux pendant presque dix ans encore, une véritable arlésienne évoluant au gré des trailers inconsistants, des ragots d’annulation et autres contre-communiqués rassurants. Il faudra de fait attendre l’E3 2017 (la pseudo-officialisation de 2008 s’apparente plus à une déclaration d’intention) pour avoir droit à une annonce officielle et concrète de ce qui est finalement présenté comme un préquel de l’oeuvre originale. Michel Ancel justifiera plus tard ce délai en affirmant qu’il avait fallu attendre que la technologie mûrisse suffisamment pour que ce qu’il avait en tête soit possible. Beyond Good and Evil 2 entend en effet mettre à disposition du joueur un monde totalement ouvert constitué de plusieurs systèmes de planètes explorables de fond en comble avec une transition espace/surface en temps réel, et l’ambition de ne pas sacrifier la consistance de cet univers sur l’autel du gigantisme.

Ouvrons là une petite parenthèse. Sans même parler de scénario ou de propos de fond, la richesse et la crédibilité d’un environnement ouvert se mesurent à l’aune de deux composantes à la fois indispensables et indissociables. La première est d’ordre spatial, c’est le décor (lieux, personnages, événements) au milieu duquel évolue l’avatar du joueur, tandis que la seconde est d’ordre ludique, ce sont les interactions qui donnent au joueur le sentiment d’avoir une prise sur l’univers qu’il traverse - un dialogue avec un PNJ, un bâtiment à fouiller, un animal à chasser, un mini-jeu de poker ou une quête annexe. L’envergure d’un jeu à monde ouvert a toujours été l’argument favori des marketeux mais c’est au final bien plus une bonne alchimie entre ces deux composantes qui fait la différence entre un gros patchwork inconsistant et quelque chose de crédible, de vivant, qui vaut la peine de s’y investir. No Man’s Sky est l’exemple le plus fameux et le plus radical de démesure qui me vienne à l’esprit. Le jeu de Hello Games offre en effet la possibilité de vagabonder dans un environnement aussi vaste que le cosmos lui-même, à savoir plus de 18 quintillions de planètes dont la topographie, la météorologie, la faune, la flore et j’en passe sont toutes générées de façon procédurale (3). Un bien joli programme, sauf que passés l’enchantement et le vertige des débuts, l’expérience finit invariablement par révéler tout ce qu’elle a de vain, de désincarné et de fastidieux, là où Subnautica est tellement plus riche, profond et intelligent sur ses 16 km² modelés à la main - mais vous en entendrez reparler bien assez tôt. Fin de la parenthèse.

Ainsi donc en 2017, Ancel & Co nous promettaient la recette miracle du gigantisme consistant, mais il aura fallu attendre une année pleine pour qu’ils nous en lâchent enfin le premier ingrédient : HitREcord, une plateforme de création collaborative propulsée par l’acteur et réalisateur Joseph Gordon-Levitt. L’idée est de permettre à la communauté de participer au développement du jeu en y intégrant les éléments artistiques (musiques, dessins, textes, publicités radiophoniques) réalisés par les fans. Un concept au premier abord assez innocent qui fit pourtant grincer quelques dents, comme je l’évoquais plus haut. La plateforme de l’acteur hollywoodien fut et est d'ailleurs toujours soupçonnée de constituer la porte d’entrée à une certaine forme d’uberisation artistique. Et au-delà des entourloupes inhérentes à ce concept - perte de protection sociale, dépendance à un système d’IA opaque, etc - ses détracteurs pointent plus particulièrement du doigt la façon dont les utilisateurs sont mis en concurrence car à terme, seul les artistes sélectionnés par le commanditaire seront rémunérés, tous les autres auront fourni un travail en pure perte. Ajoutons à cela que l’artiste n’est pas soumis au régime des droits d’auteur, que la somme allouée à chaque commande n’est pas connue à l’avance et peut de plus être divisée entre plusieurs artistes. En effet, en soumettant une oeuvre à la plateforme, son créateur autorise implicitement tout un chacun à itérer dessus et si la création sélectionnée au terme du processus a été modifiée par cinquante personnes, la somme sera bien évidemment divisée en autant de parts - censée être à hauteur du travail fourni mais le procédé d’évaluation des divers montants décrits dans les termes et conditions du sites paraît aussi fumeux qu’empirique.

HitREcord ne tarda pas à retorquer qu’il ne se sentait pas concerné par ce procès en uberisation, principalement car sa plateforme avait été pensée pour des artistes amateurs qui ne cherchent pas à vivre de leur production. Voilà qui est bien joli, sauf que rien n’empêche une boite de développement de jeu vidéo ou de production cinématographique de faire appel à la force de travail de ces mêmes amateurs à moindre frais plutôt que de payer correctement des professionnels. Michel Ancel précise quant à lui que l’initiative, qui vise uniquement à faire participer la communauté, n’a eu aucun impact sur le nombre d’artistes embauchés en interne. Admettons, mais même si lui est de bonne foi pour ce cas en particulier, il reste tout à fait pertinent de s’inquiéter des abus que pourraient engendrer une telle plateforme, ou même une autre qui lui ressemblerait. Il serait par exemple tout à fait envisageable pour une boite peu scrupuleuse d’embaucher une poignée de lead graphist pour garder une certaine consistance dans la direction artistique, lesquels se contenteraient de coordonner une horde d’artistes indépendants limogeables à tout instant, puisque non embauchés.

Allez, un dernier pour la route et je vous laisse tranquille. En octobre sortait sans doute l’un des jeux les plus attendu de l’année, déjà chroniqué en ces lieux : Red Dead Redemption 2. Quelque jours avant la date fatidique, Dan Houser, emblématique scénariste de la franchise, se fendait d’une sortie publique dont il ne devait pas suspecter l’effet médiatique. Lors d’une interview réalisée par le site Vulture, le gaillard se vanta sans complexe du nombre d’heures gargantuesque qu’il avait fallu abattre pour accoucher d’un tel monument vidéoludique : jusqu’à cent heures par semaine et ce plusieurs fois en 2018. Il y a dix ans, ça serait passé crème mais ces derniers temps le principe du crunch n’a plus vraiment le vent en poupe. Pour ceux qui ne connaitraient pas ce terme propre au milieu vidéoludique, le crunch désigne une période travail intense précédant le rendu d’un jalon de projet, souvent la réalisation d’un trailer promotionnel ou, bien sûr, l’achèvement de la version finale d’un jeu. Cette pratique délétère induit bien souvent une non régularisation des heures supplémentaires concédées par les employés, une pression intense en vue d’atteindre à temps les objectifs visés, laquelle aboutit parfois à des burnout en série. Si le jeu vidéo est loin d’être le seul milieu professionnel concerné par l’excès de travail, il se distingue néanmoins par une forme perverse de chantage à la passion et une systématisation du processus telle qu’on a finit par parler de culture du crunch pour des entreprises qui ne l’utilisaient plus en dernier recours mais le prévoyaient dès le départ dans leur planning, comme s’ils n’était pas possible de réaliser un jeu sans mener ses artisans au bord de l’épuisement physique et moral. Plusieurs enquêtes menées par le Monde et Canard PC en France, et Jason Schreier de Kotaku aux Etats-Unis (4), ont par le biais de nombreux témoignages fait sortir ces conditions de travail de la pénombre dans laquelle elles végétaient. C’est également partiellement en réaction à ces dernières que se sont créées des structures syndicales inédites telles que le Game Worker Unite britannique ou le Syndicat des Travailleurs du Jeu Vidéo français. A noter que de telles structures sont loin de laisser les acteurs du milieu indifférents, même parmi les indépendants. Preuve en est l’engouement pour le sujet durant l’Indiecade Europe (5) en octobre dernier : cinq conférences lui étaient dédiées, avec des amphithéâtres à chaque fois pleins à craquer. L’occasion de rappeler qu’au-delà d’une cotisation et d’un soutien substantiel en cas de coup dur, un syndicat est également un outil de partage, de rassemblement et de renforcement pour une classe dont les atouts principaux sont le nombre et la cohésion de groupe.

Et voilà, maintenant que les développeurs se rebiffent, la qualité de leurs créations va inéluctablement plonger comme un martin-pêcheur alerté par un éclat d’argent fugitif au milieu des flots. Les mains liées face à des syndicats tyranniques voire marxistes - mais ne sont-ce pas des synonymes ? - les patrons seront contraints de mettre la clé sous la porte les uns après les autres et on l’aura bien dans le derche ! Blague à part ne nous leurrons pas, si la présence de syndicats suffisait à inverser la balance sociale, ça se saurait, les salariés de Goodyear n’auraient pas eu à brûler des pneus et ceux d’Air France à déchirer des chemises. Mais peut-être cela laissera-t-il du champ aux dirigeants plus soucieux des droits et de la santé de leurs employés, tout en bridant l’impunité des autres en même temps que l’efficacité de leur chantage à la passion. Ce qui est sûr, c’est que ce début de réveil social n’a en rien entamé la qualité du cru vidéoludique de l’année, la preuve dans un second article à paraître très bientôt !

Guillaume

 

(1) Electronic Arts est un exemple tristement célèbre de management humain agressif et cynique, à base de “si vous n’êtes pas près à de tels sacrifices, j’en ai dix autres comme vous qui n’attendent que de prendre votre place”.

(2) Action finalement pas si symbolique puisqu’elle aura permis aux employés d’obtenir de meilleures indemnités de licenciement.

(3) Comprenez que tout est créé de façon automatisée selon un ensemble de règles algorithmiques censées maintenir une certaine cohérence.

(4) Il convient toutefois de préciser que le bouquin du gaillard, Blood, Sweat and Pixels entretient un rapport pour le moins ambivalent avec le concept de crunch.

(5) Edition européenne d’un festival de jeu vidéo indépendant  américain considéré comme l’équivalent vidéoludique du Sundance Film Festival.

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