Reboot, remake, spin-off, préquelle, voilà qui sonnera familièrement aux oreilles des cinéphiles qui ne fuient pas encore tout ce qui sort de l’usine à films hollywoodienne, autant de termes relevant du champ lexical de la « licence », ce nouveau mètre étalon d’une industrie pour laquelle créativité et diversité ne sont plus des fins en soi. Mais l'exploitation à outrance d’univers fictifs et la résurrection plus ou moins justifiable (1) de vieilles gloires passées ne sont pas l’apanage exclusif du septième art, loin s’en faut. Le média vidéoludique, suivant l’exemple de son grand frère malgré ses - seulement - trente et quelques années d’existence, est sans doute plus marqué encore par cette frilosité face à l’innovation. Sans même parler des vaches à lait sportives que sont les FIFA et autres NBA 2K, des franchises telles que Call of Duty et Assassin’s Creed ont désormais droit à leur opus annuel (2), le remake HD (3) a le vent en poupe et Kickstater, grand manitou du crowdfunding, rencontre plus de succès en flattant la nostalgie de ses donateurs qu'en excitant l’imagination des amateurs de terra incognita. Deus Ex, œuvre cruciale de la fin des années 90, est un de ces grands noms, déterrés (par Eidos Interactive, en l’occurrence) après des années de jachère, pour nourrir le marché prolifique du « c’était mieux avant ».
Mais avant de plonger dans le vif du sujet, une petite mise en perspective s’impose. Comme je le mentionnais plus haut, Deus Ex n’est pas tout à fait le premier jeu venu. Dernier grand projet mené à bien par Warren Spector et de loin son chef-d’œuvre, il incarne la quintessence d'une philosophie de jeu réfléchie, peaufinée et sublimée pendant près de dix ans par le studio Looking Glass, créateur d'une poignée d’œuvres majeures qui influencent encore toute une frange du jeu vidéo moderne (4). Deus Ex, c’est une hybridation des genres parfaitement calibrée – un joli pot pourris de mécaniques de tir, d’infiltration et de jeu de rôle – des situations résolvables d'une kyrielle de façons différentes, selon vos préférences en termes de gameplay ou tout simplement votre sens moral, et enfin un « level design » de haute volée, magnifiant un univers et une trame complexes et matures comme on en voyait encore peu à l'époque. C’est aussi un succès d’estime au long cours suivi quelques années plus tard d’un second épisode moins exigeant, tourné vers un plus large public mais qui finira le cul entre deux chaises, trop sectaire pour le joueur occasionnel et pas assez profond pour la niche vénérant son prédécesseur. Sept ans plus tard, Eidos Montréal, à qui on a refilé la patate chaude, trouve un équilibre plus satisfaisant entre modernisation et respect de l’œuvre originale avec Deus Ex : Human revolution. Ce nouveau volet – une préquelle – ajoute même à la recette une composante sociologique qui contrebalance agréablement le conspirationnisme assez kitch de la série, attestant que le média vidéoludique n’a pas uniquement gagné en accessibilité, mais également en intelligence et en profondeur.
Chronologiquement parlant, Deus Ex : Mankind Divided, quatrième épisode canonique d’une série qui a connu des hauts et des bas, est la suite directe de Human Revolution (5). Dans les années 2020, les biotechnologies ont atteint un tel niveau de sophistication que le transhumanisme à la sauce cyberpunk, à savoir la fusion de l’homme et de la machine, ne relève plus simplement du fantasme. Diverses augmentations visant à décupler les capacités latentes du corps humain ont été imaginées, puis développées avant d’être mises à disposition du grand public. Cette technologie présente toutefois un défaut fâcheux. La cohabitation entre l'organisme humain et ses augmentations n'est en effet possible qu'au prix de l’ingestion hebdomadaire d’une substance capable d’enrayer le processus de rejet initié par le système immunitaire : la neuropozyne, rare, coûteuse et distribuée par l’unique corporation détentrice des droits de sa formule. Une telle révolution scientifique affecte le corps social de multiples façons. Alors que l’augmentation corporelle constitue le dernier chic parmi les franges les plus aisées de la société, les plus pauvres sont purement et simplement mis à l’écart du progrès, ou bien contractent emprunt sur emprunt afin de financer les augmentations nécessaires à leur employabilité. Tout allait parfaitement bien dans le meilleur des capitalismes jusqu'au jour où une catastrophe planétaire d’origine exclusivement anthropique pointa le bout de son appendice nasal.Un simple bug dans le processus de mise à jour des biopuces portées par les augmentés leur fit perdre toute espèce de contrôle sur leurs actes, au point d’agresser sans le moindre discernement toute personne située à proximité, augmentée ou non. Plusieurs centaines de milliers de personnes perdirent la vie en quelques jours. Deux ans plus tard, en 2029, le transhumanisme n’a étrangement plus trop le vent en poupe. Étroitement surveillés par la plupart des autorités locales, les augmentés ne sont plus autorisés à circuler où ils veulent et comme ils le veulent – lorsqu’ils ne sont pas purement et simplement parqués dans des ghettos. L’accès à la neuropozyne est de plus en plus délicat et, pour couronner le tout, la communauté internationale est en passe de voter une loi visant à installer dans le cerveau des augmentés un interrupteur de sécurité au cas où ils péteraient de nouveau un plomb. C'est dans ce contexte résolument primesautier, à Prague, que le joueur entre dans les pompes d'Adam Jensen, agent augmenté d'Interpol, chargé d’enquêter sur un attentat meurtrier perpétré dans la gare de la capitale tchèque.
Côté gameplay, pas de surprise, la formule de Mankind Divided est rigoureusement identique à celle de son prédécesseur. Le joueur évolue à la première personne dans un espace de jeu composé d’un hub central ouvert donnant sur une série de zones plus cloisonnées où il devra s’infiltrer, la plupart du temps clandestinement, pour progresser dans le scénario. En guise d’ouverture, n’allez pas vous imaginer une liberté aussi proprement étourdissante que celle proposée par des jeux tels que GTA, Red Dead Redemption ou Skyrim. A côté de ces gargantuesques espaces de jeu, la Prague de Mankind Divided fait figure de hameau insignifiant, mais un hameau ciselé avec minutie et articulé de façon assez intelligente pour que l’illusion fonctionne – si l’on oublie la désolante rigidité de ses habitants. Par ailleurs, Deus Ex n’a jamais prétendu être une expérience « bac à sable ». Sa liberté réside ainsi plus dans l’éventail de possibilités qu’il offre au joueur pour accomplir ses objectifs que dans une large profusion d'activités. En effet, à l’inverse de FPS tels que Doom ou Call of Duty, le joueur n'a aucunement l'obligation de massacrer une horde d’adversaires pour progresser. La situation type de Deus Ex consiste à s’infiltrer dans un lieu peuplé d'agents hostiles qui ne s’attendent pas à voir le joueur fureter sur leur territoire. A lui de décider s’il préfère prendre possession de ce territoire en leur rentrant dans le lard ou en leur passant dans le dos (6). Pour affronter ses ennemis, ou au contraire échapper à leur regard, le joueur dispose d’un large panel d’augmentations dans lesquelles il devra investir des points de compétence – gagnés principalement en résolvant des objectifs de quête – avant de pouvoir les utiliser sur le terrain. Renforcement de l’épiderme, stabilisateur de visée, piratage de caméra ou de tourelles, invisibilité passagère et j’en passe, tout l’arsenal de l'opus précédent augmenté de quelques rares nouveautés est présent, et cette profusion de gadgets en tout genre n'est pas uniquement là pour faire joli. Les level designers se sont surpassés pour imaginer quatre, cinq, voire dix façons de contourner chaque problème, et ce avec assez de subtilité pour que le joueur soit forcé de fouiner dans les moindres recoins pour dénicher LA voie d’accès correspondant le plus à sa philosophie de jeu. Malheureusement, ce que le jeu gagne en polyvalence, il le perd en tension. Même avec une difficulté réglée au maximum, les ennemis aussi cons et réactifs que des barreaux de chaise – ils patrouillent sur des distances très courtes, toujours rigoureusement de la même façon, s’isolent tous seuls comme des grands hors du champ de vision de leurs camarades et ne remarqueront jamais la disparition de ces derniers – ne sont pas taillés pour résister à la surpuissance des augmentations mentionnées plus haut. Le problème réside moins dans la nature de ces compétences que dans leur condition d’acquisition et d’utilisation. Les quêtes étant bien trop prodigues en points d’expérience, la montée en puissance de l’avatar ne se fait pas au même rythme que la progression du challenge auquel le joueur fait face, celui-ci se retrouvant ainsi capable de rouler sur la plupart des missions dès la fin de la première moitié du jeu. De plus, la ressource nécessaire à l’activation des compétences – l’énergie électrique – se recharge beaucoup trop facilement pour constituer une limite à leur utilisation. Banale erreur d’équilibrage ou volonté assumée du développeur de rendre son œuvre plus accessible ? Ce qui est sûr, c’est que de tels choix de game design ne servent pas le jeu et dénaturent d’une certaine façon sa promesse en transformant ce qui aurait dû être une expérience exigeante et angoissante en promenade du dimanche après-midi.
Et ce n’est pas avec sa trame principale que le jeu rattrape ces errements de gameplay. Là où le scénario de Human Revolution disposait d’un thème fort, de personnages secondaires consistants et surtout d’un rythme maitrisé de bout en bout, celui de son successeur peine à présenter ses enjeux, progresse à la vitesse d’un escargot neurasthénique et se permet de tirer sa révérence sur un final aussi brutal que bâclé. Tous les symptômes de l’épisode de transition, dont la seule raison d’être serait d’allonger artificiellement une histoire qui n’en demandait pas tant, parce qu’une trilogie vous comprenez, c’est tout de même plus tendance qu’un diptyque. Le sous-emploi de la double allégeance du protagoniste, laquelle était toute désignée pour faire naître tension et ambiguïté, témoigne à elle seule de la paresse avec laquelle les scénaristes ont fait leur travail. Pas très enthousiasmant tout cela, n’est-ce pas ? Arrivé à ce niveau de ma critique, le lecteur avisé serait en droit de s’interroger quant aux foutues raisons pour lesquelles je me suis intéressé à ce jeu. Admettons que l’intrigue de Deux Ex : Mankind Divided soit à peu près aussi passionnante que la lecture d’une quittance de gaz – oui, j’exagère un brin – la question que l’on doit se poser est la suivante : ce dernier épisode se résume-t-il à son intrigue ? Fort heureusement pour lui, la réponse est non. Plus qu’une histoire à suivre d’un bout à l’autre, il doit se concevoir comme une expérience narrative multifacettes ne dénigrant aucune approche – littéraire, dramatique et environnementale, entre autres – afin de nous raconter non seulement une histoire mais également l’univers qui la sous-tend. Journaux, émissions de télévision ou de radio, conversations au détour d’une rue ou boîte mail des terminaux que l'on pirate, tout concoure à épaissir et approfondir un environnement par lequel on finit par se sentir concerné. Au-delà du scénario complotiste bas de gamme à base de méchants illuminati qui ricanent d’une réunion secrète à l'autre, le jeu propose une douzaine de quêtes annexes dont les qualités en termes de rythme, d'écriture et de caractérisation de personnages, donnent à penser qu’elles ont été écrites par de toutes autres personnes. En plus des thèmes déjà abordés par le précédent volet, tels que la pertinence du progrès à tout prix, le corporatisme capitaliste et la manipulation médiatique, elles se plaisent à évoquer des sujets aussi tendance que la radicalisation galopante des sociétés, le racisme en tant qu'outil de propagande politique ainsi que la question de la légitimité de la violence policière. Techniquement, le jeu est loin de pouvoir prétendre égaler les ténors actuels mais il faut bien admettre que sa direction artistique fait mouche et suffit largement à combler le fossé. Human Revolution avait marqué les mirettes par sa dominante de tons noir et or et la patte singulière – que l’on pourrait qualifier de « scifi-renaissance » – caractérisant l’architecture de ses bâtiments et la coupe de ses costumes. Mankind Divided poursuit ce travail avec autant de minutie mais plus de variété et parvient à garder une certaine cohérence aussi bien lorsqu’il touche à de l’anticipation réaliste façon Les Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron qu’à du cyberpunk bien crade à la Blade Runner.
Deus Ex : Mankind Divided fait partie de ces œuvres imparfaites pour lesquelles on ne peut s’empêcher d'éprouver une certaine tendresse. Il a beau se prendre doublement les pieds dans le tapis avec son scénario boiteux et son trop-plein d’accessibilité tueur d’immersion, la profondeur de son univers (merci les quêtes secondaires), la subtilité de son level design et la cohérence de sa direction artistique font que le simple fait de s’y balader devient un plaisir. Qu’importe la pauvreté du challenge, il y a quelque chose de grisant à pouvoir se faufiler partout, apprendre tous les petits secrets d'une place forte avant de prendre la poudre d’escampette sans avoir été ne serait-ce qu’aperçu par âme qui vive. Et puis les jeux de ce genre qu’il est possible de traverser de bout en bout sans pour autant devenir un meurtrier – quand bien même numérique – ne sont pas si courants, alors pourquoi bouder son plaisir ?
(1) Independence day ? Sérieusement ?
(2) Avec toutefois une petite pause pour le premier, Ubisoft n’ayant sans doute pas pu faire semblant de ne pas remarquer l’agacement de son public face au manque de finition et d'audace des derniers épisodes.
(3) Comprenez une copie conforme du jeu original mais avec des textures haute résolution ; le niveau zéro du remake, quoi.
(4) La série des Elder Scroll (et par extension les derniers Fallout) doit beaucoup à Ultima Underworld, les Bioshock de Ken Levine (lui-même ancien employé de Looking Glass) se présentent comme les successeurs spirituels de System Shock, Thief a sans doute tout autant influencé le genre « infiltration » que son créateur Metal Gear et le studio français Arkane (Arx Fatalis, Dishonored) semble avoir largement repris à son compte le crédo de son aîné.
(5) C’est-à-dire qu’il prend place entre la préquelle et les premiers opus, un peu comme l’épisode II de Star Wars, j'espère que vous suivez.
(6) Il est d’ailleurs tout à fait possible de terminer le jeu sans mettre fin prématurément aux jours de qui que ce soit, de quoi rappeler aux vieux de la vieille la fameuse contrainte de Thief : « Vous êtes un voleur, pas un assassin. Ne tuez personne. »
Guillaume
Fiche technique :
Titre : Deus Ex : Mankind Divided
Developpeur : Eidos Montréal
Editeur : Square Enix
Multijoueur : non
Date de sortie : 23 aout 2016
Plate-forme : PC, PS4, Xbox One
Genre : RPG, FPS, infiltration
Durée de vie : une quarantaine d’heures pour les complétistes
Site web : https://www.deusex.com/