Cuphead

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Si le jeu vidéo se développait sur cep, se bonifiait en fût et se consommait au sortir d’une bouteille, 2017 serait un millésime tout à fait exceptionnel, le 2009 des Bordeaux en quelque sorte. Gouleyant et racé, qu’il soit européen, américain ou japonais, ciselé par les mains potelées de petits artisans ou façonné en grande pompe avec toute l’artillerie que permet une accumulation indécente de capitaux véreux, nul doute qu’il fera office de référence pour les années à venir. Plus spécifiquement, je crois que nous n’avons jamais été aussi gâtés en termes de 2D qui pète la classe. Entendons-nous, cela fait un petit moment que la 2D  est revenue au goût du jour – du reste, elle n’a pas végété dans la désuétude bien longtemps – pixel art en proue, mais je ne pense pas faire preuve d’un excès d’enthousiasme en affirmant que cette année, graphistes et animateurs ont gentiment flirté avec les sommets de leur art. Je vous chantais tantôt les louanges de Hollow Knight, mais il faudrait également évoquer Wonder Boy : The Dragon’s Trap, pure (peut-être trop d’ailleurs) réminiscence nostalgique des années 80, le poétique Seasons after Fall et le flamboyant et énigmatique Pyre, ainsi bien sûr que celui qui nous intéresse aujourd’hui, le bien nommé Cuphead. Présenté pour la première fois au public durant la grand-messe américaine du jeu vidéo (l’Electronic Entertainment Expo) de 2014 après quatre années de labeur,  le jeu des frères Moldenhauer produisit son petit effet et cassa quelques mirettes. Alors que sa sortie était initialement fixée en l’an de grâce 2015, les développeurs mirent à profit le soutien d’un fameux créateur de fenêtres numériques pour peaufiner les mécaniques et étoffer le contenu de leur rejeton, de sorte que ce dernier ne finit par sortir de ses langes que deux ans plus tard.

Sans entrer dans les détails, Cuphead emprunte à plusieurs sous-catégories du shmup – contraction de Shoot them up, littéralement « Abattez-les» – un genre vidéoludique presque antédiluvien puisque le vénérable Space Invader en croque déjà l’esquisse à la fin des années 70. L’objectif y est assez transparent et se planque d’ailleurs dans le titre : dessouder à coup de tromblon – ou tout autre gracieux outil de dessoudage à distance – tout ce qui se présente à l’écran jusqu’à envoyer ad patres le gaillard plus imposant et plus coriace marquant généralement la fin du niveau. Cuphead vous met pour sa part aux commandes du garnement éponyme, sorte de Mickey avec une tasse en lieu et place du chef, qui a eu la bien mauvaise idée de signer un pacte avec le diable après avoir perdu contre lui aux dés. Pour conserver son âme, tête de tasse n’aura d’autre choix que de dérober celle de tous les débiteurs du cornu, et inutile de dire que ces derniers ne la lui

abandonneront pas sans combattre. Pas de quoi fouetter un félidé pour un jeu qui ne trahit en rien ses origines en ne livrant en fait de scénario qu’un prétexte à filer des baffes par paquets de quinze à des adversaires qui ne nous ont somme toute rien fait. Le shmup n’a en effet jamais prétendu vouloir satisfaire les besoins de réflexion ou de drama du joueur en mal de remue-méninges, lequel aura plus intérêt à se débarrasser au plus vite de tout ce qui n’est pas reptilien dans son cerveau et à lâcher la bride à son adresse et ses réflexes afin de boucler le jeu. Amusant paradoxe, Cuphead jouit sans doute d’une des pâtes graphiques les plus ébouriffantes qu’il m’ait été donné de voir dans un jeu vidéo et pourtant, il contraint celui qui s’y frotte à mettre en sourdine ses velléités d’esthète, maintenant une concentration de tous les instants pour ne pas passer prématurément de vie à trépas.

Très friands des productions animées des années 30 concoctées par les studios Fleischer et Disney, les frères Moldenhauer ont accompli l’exploit d’un mimétisme quasi-total. De même que les dernières adaptations vidéoludiques de South Park sont parvenues avec brio à reproduire l’ambiance irrévérencieuse, cynique et grand-guignolesque de la série, donnant au joueur la solide impression d’évoluer dans un épisode s’étalant sur une quinzaine d’heures, Cuphead ressuscite avec talent tout ce qui fait le sel de ces dessins animés d’antan. A la fois précis et percutant, le trait reproduit à merveille l’étrange cachet et le foisonnement créatif propre à l’animation américaine des années 30. Les adversaires auxquels vous vous mesurerez ont tous une gueule absolument impayable, rivalisant d’extravagance et de panache, avec cette curieuse ambivalence typique des créations de l’époque oscillant entre mignardise et méphistophélisme goguenard (1), ainsi qu’un attrait pour l’anthropomorphie d’à peu près tout et n’importe quoi qui frise l’obsession. Toute en teintes pastel et délavées habillant des arrière-plans d’une folle élégance, la colorisation est de la même manière extrêmement fidèle au technicolor dont Disney habilla ses premiers court-métrages en couleur (2). Mais le plus impressionnant est sans doute l’animation elle-même. Pour des raisons évidentes de jouabilité, les concepteurs n’ont pas conservé les 24 images par seconde du format originel et leur préférèrent les soixante de rigueur en jeu vidéo afin de maximiser le confort de jeu, mais ils ont poussé le vice jusqu’à reproduire avec une certaine acuité le grain, les défauts ainsi que les vibrations dus au défilement de la pellicule. Les personnages, expressifs comme jamais, multiplient les mimiques burlesques et se déhanchent constamment en rythme avec la musique, singeant ce mépris maniaque envers l’immobilité que semblaient afficher les animateurs en ces temps. Généralement plus statiques, les décors ne sont pas pour autant dénués de vie. Farandole de vagues et paysages défilant laissent parfois la place à un spectacle moins conventionnel, comme ce chat géant rôdant derrière un mur pendant que l’on tient tête à un gang de souris ou bien cette pièce de boulevard qui bat son plein alors que sa tête d’affiche nous agresse à coup d’accessoires divers. L’ensemble témoigne d’une inventivité qui lorgne du côté de la folie douce, un peu comme si les artistes avaient déversé dans leur jeu tout ce que leur imaginaire contient de cocasseries burlesques et de grandioses chimères.

Je précisais tantôt que Cuphead constituait une sorte de pot-pourri de  sous-genres du shmup, mais l’animal se distingue de ses ancêtres dans le fait qu’un bon 80% du jeu est dédié à des combats de boss (3). Vous croiserez bien quelques tableaux dont l’objectif est de rallier un point B depuis un point A en un seul morceau, zigzaguant entre des adversaires qui apparaissent à l’infini, mais la plupart vous opposeront dès le départ à de gigantesques ennemis – les fameux débiteurs du diables – qu’il conviendra de tancer de la bonne façon pour récupérer l’âme qu’ils doivent au cornu à queue. Et les bougres ne rigolent pas. Fidèle en cela à son lignage, Cuphead est difficile, voire frustrant par moments. Les affrontements sont longs avec une multitude de menaces à gérer de concert, les trois petits points de vie – que l’on ne peut à aucun moment récupérer au cours d’un combat – alloués au joueur fondent comme neige au soleil et en cas d’échec, c’est retour à la case départ. Le système interconnecté de parade et d’attaque spéciale (4) complétant la panoplie offensive et défensive de l’avatar aide sans pour autant être décisif, de même que les différentes armes et capacités disponibles en magasin. Rien ne transformera le jeu en formalité et c’est heureux car si ce dernier est indéniablement retors, jamais il ne se montre injuste. Les contrôles répondent au doigt et à l’œil, les situations de jeu ne sont ni illisibles ni inextricables et contrairement à un certain Sine Mora, les hit box sont tout sauf approximatives. Chaque rencontre se divise en plusieurs phases durant lesquelles votre adversaire changera de forme et fera appel à divers patterns offensifs selon une séquence totalement aléatoire. Pour autant les assauts eux-mêmes n’ont pas vocation à surprendre, la gageure réside souvent bien moins dans l’observation minutieuse couplée à la réaction réflexe que dans le placement et le crowd-control, l’idée étant de ne pas se retrouver acculé dans une situation dont on ne pourrait s’extirper sans y laisser de plumes. Les victoires s’arrachent le plus souvent à la longue, après avoir successivement assimilé toutes les étapes d’un duel et le « Knock-out » qui s’affiche alors, déclamé façon match de boxe avec le tintement de cloche qui va bien, se savoure avec délectation.

Puis, le combat fini, on passe au suivant, puis au suivant. Les adversaires s’enchaînent, tous plus gouailleurs et baroques les uns que les autres mais insidieusement s’installe comme une sorte d’étrange et monotone langueur. Il est des jeux cassés ou pas terminés qu’on ne peut s’empêcher d’aimer – je pense notamment à Nier ou Deadly Premonition – des jeux dont la profondeur narrative, l’épaisseur du background ou l’audace des mécaniques sont telles qu’ils marquent les esprits quand bien même leur technique serait à la ramasse, leur direction artistique dégueulasse ou leur gameplay bancal. Cuphead en est l’exacte antithèse. Look ravageur, feeling à la fois précis et récréatif manette en main, habillage sonore – un jazz des années trente parfaitement assorti au matériau graphique qu’il accompagne – au diapason, le bougre a indéniablement de sacrés atouts à faire valoir et pourtant, il y a comme un couac dans cette somptueuse machinerie, comme si cette dernière ne se mettait à ronronner que pour finir par tourner à vide. La direction artistique est bluffante de maîtrise et d’inventivité, c’est un fait on ne peut plus objectif, mais l’univers qui la revêt souffre d’un net déficit de consistance. La carte sur laquelle déambule joyeusement l’avatar entre deux escarmouches est creuse et sans génie, d’une artificialité qui ne prend même pas la peine de se dissimuler. Les boss qui constituent l’ossature du jeu nous sont jetés en pâture sans contextualisation ni caractérisation aucune. Végétant au stade du concept graphique et ludique – quand bien même ce dernier pèterait la classe – ils jouent les pudiques en refusant de s’incarner véritablement ; privés d’histoire et de personnalité, privés même de la position privilégiée qu’ils occupent habituellement dans la dramaturgie vidéoludique puisqu’ils sont ici la norme et non plus le climax. Bien loin de la sobre mise en scène d’un Hollow Knight ou d’un Dark Soul III, sans même parler de la surenchère narrative d’un Metal Gear Solid, ils ne peuvent plus désormais apparaître aux yeux des joueurs que sous leur défroque structurelle la plus basique : de simples obstacles.

Qu’on ne se méprenne pas, Cuphead reste un très bon jeu qui se laisse parcourir tout autant que contempler avec plaisir. Il lui manque simplement ce je-ne-sais-quoi d’impalpable qui sépare le bel objet du chef-d’œuvre. Une âme au-delà de la trogne. Une personnalité au-delà du cachet. Un élan artistique transcendant tout perfectionnisme formel. En redonnant somptueusement vie à cette animation désuète, il en singe également la joyeuse frivolité. C’est peut-être un parti pris mais de fait, une fois terminé, le souvenir de Cuphead ne nous hantera pas plus de quelques instants.

Guillaume

(1) Les sourires sardoniques dont certains sont prodigues tranchent de façon assez nette avec la coquetterie de leur apparence, et certains arrière-plans – notamment ceux du casino final – apportent leur soutien à ce nécessaire contrepoint de noirceur.

(2) Le premier monde de Cuphead évoque notamment assez fortement le très champêtre Flowers and Trees de la série des Silly Symphonies, tout premier essai en couleur présenté par le studio américain au public.

(3) Dans le jargon on appelle ça un Boss Rush.

(4) Tout ce qui est rose (projectile ou ennemi) est « contrable » moyennant la pression du bon bouton au bon moment et chaque contre réussi rempli significativement votre jauge d’attaque spéciale.

Fiche technique :

Titre : Cuphead
Developpeur : Studio MDHR
Editeur : Microsoft Games Studios
Multijoueur : oui (2 joueurs)
Date de sortie : 29 septembre 2017
Plate-forme : PC / Xbox One
Genre : Shmup
Durée de vie : une dizaine d'heures
Site web : http://hollowknight.com/

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